De
la bonne action à la contemplation jouissive:
le
parcours du bonheur dans la pensée d'André Gide
mémoire de maîtrise
présenté par
Sébastien Ruffo
sous la direction conjointe de
MM.
Éric Marty
et
Pierre
Chartier
Le quinze juin mille neuf cent quatre-vingt-treize
Université Paris 7, Science des Textes et documents
De la bonne action à
la contemplation jouissive:
le parcours du bonheur dans la pensée d'André Gide.
Ces idées, dont Dostoïevsky, dans chacun de ses grands livres, forme comme une tresse épaisse, il est souvent malaisé d'en démêler l'embrouillement; mais de livre en livre, nous les retrouvons; ce sont elles qui m'importent et d'autant plus que je les fais miennes.
André Gide, Dostoievsky, p.66
I- Un schéma pour la pensée
La recherche du bonheur est celle des préoccupations du Journal que j'ai choisi de mettre au centre de mon étude. Il s'agit parfois d'un bonheur particulier, près du plaisir ou des joies personnelles; parfois aussi, c'est un bonheur tout général, le seul dessein de la Nature, dont Gide parle, le nommant "Dieu", comme d'autres parlent du Royaume, c'est-à-dire comme d'un projet universel délimitant l'éthique des ses participants. Dans tous les cas, et c'est à cette distance minimale de l'auteur que je veux me placer, la quête du bonheur peut être cherchée au fond du moindre et du plus partiel des acquiescements d'André Gide. Situer certains motifs du Journal en fonction d'une recherche du bonheur, ce sera le premier effort de cette lecture.
Le Journal, nous le verrons bientôt, témoigne d'un itinéraire apparemment éclaté, sinon confus, du moins riche de multiples élans dont Gide est même souvent parvenu, dans le Journal, à réunir par le langage certains des plus opposés. Car Gide, bien qu'il ait dit le détester[1], souvent ne craignait pas le paradoxe. Mon travail ne cherchera pas à dépasser philosophiquement ces difficultés de pensée pour révéler la vérité d'une éthique prescriptive dont tous les éléments convergeraient vers la valeur suprême du bonheur. Il s'agira plutôt d'arriver à comprendre le modus vivendi journalier de cette pensée particulière qui refusait de surmonter certains paradoxes. En rapprochant des mots que l'ordre linéaire du Journal ne laisse pas s'entrechoquer, on parviendra alors à dresser une topographie où les hauts lieux du Journal seront situés non seulement en fonction de l'horizon du bonheur, mais aussi en regard l'un de l'autre.
*
Représentons la totalité de la pensée de Gide. Dans un volume infini contenant tout ce qui peut être pensé (senti, mémorisé, imaginé, conceptualisé -soyons large!) un nuage organisé, un nombre fini de points figure l'ensemble des objets auxquels André Gide a déjà pensé, l'un après l'autre, plus ou moins consciemment. Ce nuage a l'aspect d'une formidable paille de fer faite d'un fil continu dont la couleur varie de section en section. Il y a une couleur pour ce qui a été dit sans y penser, une pour les rêves, une pour ce qui a été vu mais dont il n'a jamais été question... puis il y a une certaine palette pour ce qui a été écrit, et parmi ses tons, les plus foncés correspondent aux moments où sa conscience était la plus aiguë, car on a compris que la couleur du fil représente, en un continuum, les différentes qualités de l'attention, ce qui n'est pas sans lien avec ce qu'on appelle profondeur. Plus ou moins à chaque kilomètre de fil -un jour!- une section semble se reproduire; le pointillé qu'elle forme, une fois que le reste de la paille a été gommé, semble à nouveau une ligne très complexe, une paille de fer: c'est le texte du Journal, son trajet dont les points sont des mots, passant une fois par ici, des milliers de fois par là... Si jamais le Bon Dieu avait placé les mots comme je les vois (car les mots sont situés, comme tous les points de cet univers, bien avant que le curseur de la conscience de Gide ne vienne les colorer), le nuage du Journal aurait vaguement la forme d'un "8" tordu, dont un bout goûterait l'action et l'autre, la contemplation. Voilà mon hypothèse. Mais peut-être y-a-il un Bon Dieu par lecteur...
Ce schéma, présenté en annexe, nous servira d'outil tout au long de ce travail; c'est à lui que nous reporterons nos découvertes et c'est de lui, nous l'espérons, que naîtront les meilleures questions à poser au Journal. Dans la partie droite du "8", nous disposerons les thèmes que notre lecture du Journal relie à l'action, comme le sentiment du devoir, le travail, l'éducation, l'écriture... Dans la partie gauche, ce seront les thèmes liés au phénomène de la contemplation, tels que la séduction, l'observation naturelle, l'oeuvre d'art. A droite la volonté, à gauche le désir, la spontanéité. A droite, Gide fait plaisir aux autres, il peut être fier ou honteux; à gauche, il rend grâce à Dieu, ou ne dit rien du tout. D'un pôle à l'autre, on supposera un continuum d'expériences, les unes préparant aux autres (comme le sentiment du devoir accompli ne peut que suivre le plaisir d'être en train de travailler) ou bien certaines se superposant à d'autres (ainsi la noblesse, qui réunit le bon goût et la moralité). Des deux côtés, Gide parvient à trouver le bonheur.
II- Le bonheur
Etre et paraître heureux
Bien que Gide ait cherché son bonheur dans de multiples endroits au cours de sa vie, il me semble que cette recherche en soi a été l'une des constantes de son existence. Mais qui cherche autre chose? Personne, doit-on sans doute répondre, surtout quand, comme Gide, on parvient à ce degré de clairvoyance qui lui faisait écrire:
Avant vingt ans, tel se croit bien habile de découvrir que l'homme n'agit que par intérêt. [...] Mais nous voici bien avancés, pour avoir reconnu que celui qui, par sentiment du devoir ou pour demeurer fidèle à un idéal, donne sa vie, c'est qu'il trouve plaisir dans son dévouement même et se satisfait dans son sacrifice. [...] [...] ainsi qu'écrit Pascal [...] "On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands"[2].
Ce qui particularise la recherche du bonheur d'André Gide, c'est, en premier lieu, qu'elle a laissé des traces, car Gide parle beaucoup de son bonheur:
Si mon journal n'est pas plus gémissant, dit-il en 1932, c'est que je ne trouve plaisir à écrire qu'en état de félicité; cette résolution, déjà prise au temps de ma jeunesse, de ne laisser mon oeuvre refléter que la joie (ou plutôt qu'un encouragement à vivre) peut laisser croire, bien trompeusement, que je ne suis accessible qu'à elle. Tout comme le cadran solaire qui ne marque "que les heures claires"[3].
A quoi l'on peut ajouter qu'il imite sans doute en cela son maître Goethe, dont il disait à vingt-quatre ans:
Il [Goethe] a pensé que le spectacle de son bonheur contribuerait plus au bonheur des autres que de dures et douloureuses luttes contre leur misère[4].
On sait que Gide n'a pas toujours suivi ce principe lorsqu'il rédigeait ce Journal qui a aussi reçu son lot de plaintes et de remords. On comprendra que "les raisons qui (l)e pouss(ai)ent à écrire sont multiples[5]" et que la fonction de service d'utilité publique n'a pas toujours pu tenir le premier rang dans le lot. Mais, au-delà des inconstances de l'écriture journalière, il faut savoir que Gide juge pour sa vie comme pour ce Journal qui la représente: il a lui-même le devoir d'être heureux, et cela, parfois, ne va pas sans quelque peine, comme en cette soirée d'août 1938 où le deuil de sa femme lui pesait beaucoup:
Si je ne parviens pas à rejoindre la sérénité, ma philosophie fait faillite[6].
ou encore comme ici, en juillet 1934:
J'ai écrit, dans le temps: "C'est un devoir que d'être heureux." Je le pense peut-être encore; mais ce devoir me devient plus difficile de jour en jour[7].
En général, il va de soi que le commun des hommes désire être heureux; la transformation de ce désir en un devoir angoissant m'apparaît l'un des moments capitaux de la pensée gidienne, parce qu'elle détermine l'ensemble de son rapport à la morale et parce qu'elle fonde le sentiment qu'a Gide de son individualité. Pour expliquer cela, nous devrons voir la place qu'occupe le bonheur dans la conception évolutionniste que Gide se fait du monde, puis la place que Gide lui-même s'y décerne.
Dès l'instant que j'eus compris que Dieu n'était pas encore, mais devenait, et qu'il dépendait de chacun de nous qu'il devînt, la morale, en moi, fut restaurée. Nulle impiété, nulle présomption dans cette pensée; car je me persuadais à la fois que Dieu ne s'accomplissait que par l'homme et qu'à travers lui; mais que si l'homme aboutissait à Dieu, la création, pour aboutir à l'homme, partait de Dieu; de sorte que l'on retrouvait le divin aux deux bouts, au départ comme à l'arrivée, et qu'il n'y avait eu de départ que pour arriver à Dieu. Cette pensée bivalve me rassurait et je ne consentais plus à dissocier l'un de l'autre: Dieu créant l'homme afin d'être créé par lui; [...]
[...] Obtenir l'homme... des milliards de siècles n'y auraient pu suffire, par la seule contribution du hasard. Si antifinaliste que l'on soit, que l'on puisse être, on se heurte là à de l'inadmissible, à de l'impensable; et l'esprit ne peut s'en tirer qu'il n'admette une propension, une pente, qui favorise le tâtonnant, confus et inconscient acheminement de la matière vers la vie, vers la conscience; puis, à travers l'homme vers Dieu[8].
Comme plusieurs, Gide, en 1942, voit donc dans la conscience humaine l'étape ultime du cheminement de la création. Pour créer Dieu, il suffit alors à l'homme conscient de le découvrir dans le monde:
Rien mieux que l'étude des sciences naturelles n'est fait pour nous guérir de cette angoisse où mène nécessairement la recherche d'un Dieu métaphysique, inaccessible[9].
Mais le Dieu de Gide ne se résumerait pas en un inventaire de Noé tel qu'ont pu le rêver les encyclopédistes. Il est une véritable expérience du monde, un contact vivant et joyeux, celui à la gloire duquel furent composées ces Nourritures Terrestres qui conseillent à Nathanaël: "Ne distingue pas Dieu du bonheur et place tout ton bonheur dans l'instant[10]."
La réunion de l'évolutionnisme et du sensualisme de Gide éclaire la signification morale du bonheur, en tant qu'il est le sommet d'une pente longue comme l'histoire de la Nature, et vers lequel est orienté l'existence humaine. Le bonheur n'est pas seulement une expérience agréable souhaitée par chacun: par cette expérience l'homme arrive vraiment jusqu'à Dieu, il le crée sur Terre. En ce sens, l'expérience du bonheur est ce qui donne à l'homme sa qualité vraiment humaine, c'est-à-dire qu'elle le distingue comme sommet de la création.
Gide, pour lui-même, appartient à la tribu des hommes, cela ne fait aucun doute: "La joie est mon état normal[11]", dit-il le plus souvent. On s'interrogera dans un autre chapitre sur le sort que réserve la pensée gidienne à ceux qui, comme certains miséreux que Gide rencontra pendant la Grande guerre, n'ont pas la chance de compter parmi les "happy few". Pour l'instant, contentons-nous d'observer que Gide se croit capable de bonheur et qu'il confère à l'expérience du bonheur une valeur de finalité universelle telle qu'elle transforme toute possibilité de réalisation en un impératif existentiel. Car il est clair que celui qui connaîtrait le chemin du bonheur et s'en détournerait, non seulement refuserait, pour son compte, de devenir vraiment un homme: il commettrait aussi un péché devant Dieu. Inversement, et selon la logique d'un très pur prosélytisme, la personne heureuse participe doublement à la création de Dieu: personnellement, en tant qu'ouvrière de son propre destin, et publiquement, en tant que témoin dont le bonheur est à son tour offert aux hommes comme phénomène. C'est ce qu'exprime cette prière des Feuillets de 1921:
Je relis le tome III de Flaubert (Correspondance), et, latent ou gueulé, le blasphème contre la vie, ce blasphème permanent, chez celui que j'aime, me cause une grande douleur. Je sens ce devoir d'être heureux, plus haut et plus impérieux que ces factices devoirs d'artistes. Je prie, je crie du fond de la détresse de mon âme: Mon Dieu, donnez-moi d'être heureux -non point de ce tragique et féroce bonheur de Nietzsche, que j'admire pourtant aussi, mais de celui de saint François, de cet adorable bonheur qui rayonne[12].
C'est ici que le devoir d'être heureux rejoint celui de le paraître, et que l'écriture journalière est investie, entre vérité et représentation, de sa double charge d'angoisse. Selon les époques, le volet religieux de ce problème ne gardera certes pas toujours la même visibilité dans le Journal. Semblablement, l'obligation morale d'être heureux se verra éventuellement contrebalancée par une certaine reconnaissance de la souffrance du monde. Mais je crois que le bonheur reste à travers tout le Journal une valeur, un étalon auprès duquel la plupart des expériences peuvent recevoir une valeur existentielle véritable, pour la simple raison que Gide a réussi à trouver son bonheur -le même, le sien, celui qui lui plaisait, qu'il désirait- en des "provinces" de la vie tout à fait différentes.
Le bonheur à gauche et à droite
Mais que sert d'écrire ces ratiocinations hasardeuses, au lieu de jouir simplement et immensément du spectacle divin qui se déploie devant mes yeux. Les derniers rayons encore tièdes d'un soleil près de disparaître derrière le dernier épaulement des monts, inondent la contrée vallonneuse qui s'étend à mes pieds, donnent aux maisons du village, là sur ma gauche, un caressant baiser d'adieu et baignent d'une quiétude dorée le banc où je me suis assis pour écrire. De chaque vallée, des fumées bleuâtres s'élèvent, s'étalent largement, comme s'étendrait un linceul sur le monde prêt à s'endormir...[13]
*
Le matin, je donnerais je ne sais quoi pour rester au lit, et bénis l'obligation d'allumer le feu de Mme Théo, qui me force à me lever. Le sentiment du devoir apporte une sorte de bénédiction sur chaque acte accompli; on se sent un être moral; on échappe à la pesanteur; satisfaction profonde (et du reste sans aucun orgueil) que je dois peut-être à mon hérédité protestante, mais peu m'importe. Et tout cela sans besoin de recourir au mysticisme, reste humain (chez moi du moins). Prodigieuse aptitude au bonheur.[14]
De l'une à l'autre de ces citations du Journal, un intervalle de six ans s'est écoulé dans la vie d'André Gide. Mais six années ne sont rien, auraient pu être deux jours, en regard de cette autre distance qui vraiment les sépare: la différence entre deux états d'âme. Mais voyons tout d'abord ce qui les réunit.
Ces deux extraits sont ce qui reste de deux moments quelconques: un petit soir, un petit matin, que Gide a distingués, choisis et notés dans un cahier destiné à la Pléiade. Il faut dire que le spectacle laborieusement décrit n'est rien de moins que divin, et que la corvée du boy-scout est simplement bénie. L'intervention de Dieu, bien que discrète, est ce qui donne à ces moments leur profondeur, cosmique, que Gide s'est dévoilée à lui-même en remarquant qu'il se sentait heureux.
Dans le premier extrait, un spectacle se déroule devant Gide qui le note sur le vif. Voici les lignes qui précèdent cette description:
25 novembre. Cherchant les instants de la vie que l'on aurait le plus de goût à revivre, j'en viens à douter si ce ne sont point ceux de pure volupté; je veux dire: de volupté purement sensuelle et où ne se mêlait aucunement le sentiment et la pensée. Mais je ne dis pas que ce soient ces moments que je revivrais le plus volontiers, car si grand que soit l'ébranlement nerveux qu'ils nous causent, notre être profond n'en est pas beaucoup enrichi. Mais que sert d'écrire ces ratiocinations [...]
Le combat entre la tête et le coeur n'a jamais cessé d'alimenter la plume de Gide; en ce 25 novembre 1940, il semble que l'avantage aille au coeur, et cela a pour conséquence que les velléités de puissance de l'autodidacte responsable se voient finalement réduites au silence par l'impertinence, par l'indécence subversive de ce nouveau point de vue, que Gide aborde en demandant: "Mais que sert d'écrire [...]", puis qu'il adopte en terminant sa phrase sans point d'interrogation: "[...] se déploie devant mes yeux." Gide et son lecteur sont alors au plus près possible du phénomène de la contemplation. Ils ont quitté le mode presque immédiat de la réflexion qui s'élabore dans l'acte d'écrire, ils ont quitté André Gide pour tenter l'aventure de rejoindre le monde à l'aide du langage.
En ce 25 novembre, tous les augures sont favorables: le crépuscule vaut certes qu'on en parle; Gide maîtrise la langue mieux que tout autre; comme Rousseau dans sa Nature, il a sorti son chevalet de l'atelier... Il note dès qu'il observe: "Les derniers rayons encore tièdes d'un soleil"... N'allons pas croire que Gide soit un réaliste, son effort va au rythme, à l'art. "La marquise sortit à cinq heures"[15], ça ne l'a jamais intéressé. Mais une description pareille, c'est autre chose: c'est une prière! Et sus aux bigots, car Gide ne feint pas: avant "Les derniers rayons [...]" il a eu le temps -car pour le dire, ne faut-il pas, n'est-ce pas, l'éprouver?- de "jouir simplement et immensément du spectacle divin". Alors Gide décrit. Huit lignes plus loin, il dépose trois points du suspension et change de sujet. Il s'est produit un événement dont nous ne serons pas témoins. Qu'a-t-il pensé? Trois points -signe-frontière qu'une vie subsiste dans la nuit silencieuse du code- c'est tout. Gide est parti jouir.
La contemplation est fondamentalement l'expérience d'une ouverture au monde, d'une attention au monde qui s'oppose à toute autre dépense d'attention. Toute réaction, toute critique lui répugne. Il en résulte nécessairement une perte de contrôle, en même temps qu'une perte de mouvement, où se dissout, avec la capacité d'agir, l'ensemble des préoccupations éthiques. Lisons ceci:
Ai-je jamais connu une aussi longue suite ininterrompue de beaux jours? Certains matins sont si glorieusement purs, que l'on ne sait qu'en faire. Décor pour l'épanouissement du bonheur. Comment répondre à pareille invite? On voudrait inventer un Dieu, tant l'adoration vous emplit le coeur. Se peut-il que, par un tel temps, des hommes, où que ce soit, s'entre-tuent? Toute pensée qui n'est pas chargée d'amour semble impie[16].
La question éthique que soulève ici le "beau jour" n'est pas résolue par le choix moral d'une action (travail, partage), mais par une action de grâce (bien sûr formulée dans les limites que ses convictions lui imposaient ce jour-là.) C'est là que je déposerai pour l'instant la borne du côté gauche: où le bonheur impose l'inaction. On se doute que Gide ne peut pas y tenir bien longtemps.
Le premier départ vers le côté droit, vers l'action, pourrait prendre le masque d'un désir de perfectionner la contemplation, d'insinuer entre l'oeil et le paysage un peu de la volonté du sujet, un peu de libre-arbitre, de responsabilité, et donc de mérite.
Au plaisir ajoute une sorte d'avant-goût héroïque l'incommodité du plaisir. Prévenir l'aube; épuiser le vent et l'averse; rôtir sous le midi; amuser sa faim, son sommeil à l'incertitude des heures et des lieux; maintenir sa vie en équilibre sur une crête étroite et ne s'accorder de salut que dans la rigueur de la fuite[17]...
"Amuser sa faim", cela contient l'une des plus séduisantes motions du sensualisme gidien, et l'un des principaux ressorts des Nourritures Terrestres. Pour l'expliquer, il faut d'abord admettre que la position la plus à gauche de l'aventure de la sustentation est limitée, d'un côté par la dégustation, de l'autre par la digestion, ce qui pourrait en situer le sommet lors de la déglutition. Le moment d'ouverture au plaisir, la véritable contemplation du monde par la bouche ne peut pas dépasser ces limites. Se mettre à l'écoute du corps lorsqu'il signale la faim ou la fatigue pourrait certes mener à une forme de contemplation, mais le pouvoir d'attraction de cette expérience doit être moindre que celui de la précédente, puisque le signal émis par le corps n'est plus béatement "J'aime cela" ou "Merci", mais une sorte de démangeaison visant à déclencher quelque réponse. L'extrême gauche de la pensée est incapable de doléances, et même le souhait de perdurer nécessite une certaine distance pour s'exprimer.
Cette distinction qui place le spectacle du désir à droite de celui de la satisfaction institue une hiérarchie certaine entre les différents objets offerts à la contemplation. Dans cet ordre, il convient désormais de soupçonner le plaisir sexuel d'occuper la borne de l'extrême gauche. Nous verrons par la suite quelle place doit revenir aux phénomènes moins intimes que proposent l'art, la nature ou les autres.
En offrant à la contemplation cet appât qu'est le désir, Gide parvient donc à lui faire ingérer la semence d'une action. De là provient la possibilité de civiliser le plaisir, de lui appliquer une éthique, ce qui, comme nous allons le voir maintenant, procure à Gide des joies d'une tout autre nature -car il est dit que la culture dénature certains plaisirs:
L'effort, c'est dans l'action qu'il le faut porter; dans la sensation ou les sentiments, il fausse tout[18].
*
Le matin, je donnerais je ne sais quoi pour rester au lit, et bénis l'obligation d'allumer le feu de Mme Théo, qui me force à me lever.[...]
Gide renouvelle son contrat avec le monde civilisé. Ou plutôt, il se souvient que, ces jours-ci, quand les songes et la douillette prennent un goût de paresse, il éprouve du bonheur à se plier à la loi du petit matin froid. Précisément, de quelle loi parle-t-il? "Yahvé Dieu fit à l'homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit."[19] ? Il dit à l'homme: "Le feu de ta compagne, tous les matins de froidure, tu allumera"? Non, Gide ne justifie son bonheur par aucun texte particulier, parce que son interrogation ne porte pas sur la pertinence de la loi. Quant à sa provenance, elle non plus n'est pas vraiment l'objet de son effort. Pour expliquer ce bonheur que l'accomplissement d'un devoir lui procure, Gide interroge plutôt son sentiment, sa réponse personnelle devant l'accomplissement du devoir. Comme il aurait pu dire: "Ne cherchons pas pourquoi je mange, cherchons pourquoi cela me fait plaisir", et la réponse aurait été physiologique. Il trouve alors qu'il aime se sentir moral, inclination qu'il "doi(t) peut-être à (s)on hérédité protestante". Avec en plus les mots "je bénis", "bénédiction", et "mysticisme", le contexte révèle clairement l'orient de son impératif moral, mais là n'est pas la question: "peu m'importe", dit-il. Ce qui compte, c'est de bien réagir au devoir, et son brio en la matière n'est pas moins qu'une "prodigieuse aptitude au bonheur".
Je fais de ce bonheur la borne droite de la pensée gidienne, en prenant soin de lui laisser son aspect particulier. Car on n'aura rien appris de l'individualité de Gide en remarquant qu'il se soumet banalement aux ordres d'un surmoi très exigeant. Ce qui compte en effet, c'est sa manière d'éviter tout jugement critique sur la loi ou le législateur en concentrant l'attention sur le phénomène intime qu'est la satisfaction. La lâcheté inhérente à ce procédé prend d'ailleurs, dans le plus grand nombre de cas, le nom de "bon sens" puisque, après tout, rien ne sert de disserter sur la nécessité de se chauffer en hiver.
A l'aube, Gide parvient au bonheur dans la mesure où son goût pour la moralité se voit satisfait par une bonne action. Au crépuscule, par contre, son bonheur le fait s'asseoir sur un banc et déposer la plume. Bonheur, à droite, dans la sphère de l'action; bonheur, à gauche, dans celle de la contemplation: ce sont les bornes de l'expérience gidienne dont j'ai voulu dresser ici une première esquisse, et dont les prochains chapitres expliqueront le détail de l'itinéraire.
III-La bonne
action
Préparer la bonne action
Il est possible pour Gide, nous l'avons vu sommairement, de trouver son bonheur dans l'accomplissement d'une action ayant la qualité d'un devoir. Sur le ruban de la pensée gidienne, un peu à gauche de cette expérience et la précédant, je situerai un petit groupe de motifs qui me semblent propres à expliquer la préparation de la bonne action; ce sont l'immoralisme, la mélancolie, la honte, la pitié, la décence. Leur apparition ne marque pas précisément le déclenchement de l'action, mais plutôt l'origine d'une prise de distance en regard d'un état d'esprit de gauche désormais vécu sur le mode de la culpabilité.
Payer le bonheur: mélancolie et immoralisme
Le bonheur qui sert d'horizon à la doctrine de l'immoralisme trouve son lieu dans la sphère gauche de la pensée gidienne, puisqu'il est tout rêvé à partir d'un amour de soi primordial qui exclut l'adoption de points de vue extérieurs. Seulement, en tant que thématisation, la notion même d'immoralisme implique une distance nécessaire, ce qu'illustre bien, au début de L'Immoraliste, la mise en exergue de cette citation de prière plutôt que sa prise en charge par le personnage de Michel:
Je te loue, ô mon Dieu! de ce que tu m'as fait créature si admirable. Psaumes CXXXIX,14.
Plus simplement, j'ajouterai que l'immoralisme, comme son nom l'indique, ne peut être conçu qu'à l'aide d'une opposition et qu'on ne saurait franchir sans remords la porte qu'il propose vers la contemplation. Le psaume restera donc en exergue, dans cet ailleurs évangélique et convaincu qu'habitent les Nourritures Terrestres; et L'Immoraliste -"un fruit plein de cendre amère"-,
bien que Gide se soit défendu d'avoir pris position devant l'éthique de Michel[20], tendra donc toujours vers la droite de sa propre pensée.
Dans le Journal, plusieurs passages fonctionnent aussi comme le concept de l'immoralisme, et mettent en scène le désir d'une contemplation rendue impossible par un fatal détournement de l'attention. Ainsi peut-on lire, en septembre 1938:
[...] Le ciel était parfaitement pur; l'air était tiède... Et soudain je me suis demandé ce qui me retenait d'être heureux, de me sentir parfaitement heureux à cette précise minute présente. Seuls des fantômes, me suis-je dit, s'interposent; mon bonheur n'est empêché que par leurs ombres. Ne m'appartient-il pas de les écarter? d'oublier pour un temps mon deuil, les massacres d'Espagne, l'angoisse qui pèse sur l'Europe... Je n'ai pas pu. Et je sens bien que jamais plus je ne connaîtrai cette joie pleine, naïve et première qui... mais pour le dire il faudrait encore l'éprouver[21]."
En réponse au pourrissement de son bonheur, Gide a inscrit sur le papier, non seulement son désir, mal habité, de retrouver l'Éden "pur" et "tiède": il a aussi gravé l'esquisse avortée de son ancienne joie. La mélancolie profonde révélée par ces deux gestes participe certainement à l'ambiance de l'ensemble du côté droit du Journal.
"Sans une disposition à la mélancolie, écrit Julia Kristeva, il n'y a pas de psychisme, mais du passage à l'acte ou au jeu[22]." Cette remarque, tout à fait adéquate pour le Journal, nous permet de situer à droite l'univers de la réflexion et de la signifiance. Quand au "passage à l'acte", il faut évidemment le distinguer de cette "bonne action" qui appartient au même pôle que la réflexion. En effet, le passage à l'acte correspond mieux à ce que je disais plus haut d'une expérience de la contemplation interdisant toute distance critique, voire toute parole, alors que la "bonne action" partage avec l'écriture une essence commune, à cause de sa prétention de signifier dans le monde la moralité du sujet.
Il est important de remarquer ce trait qui caractérise l'ensemble droit du Journal : la mélancolie qu'on y trouve donne l'apparence d'être surmontable, ou, du moins, la verve qu'elle inspire à Gide ne demande que trois mots pour s'épuiser: "pleine, naïve et première qui..." -c'est tout. Gide, en effet, connaît par ailleurs trop bien la joie dont il parle, la respecte trop pour la singer dans son absence -grâce à cette abstention, c'est toute la sincérité de l'extrait qui se trouve garantie, ce à quoi nous reviendrons plus tard. Pour le moment, toutefois, on remarquera que la prise de parole mélancolique se refuse l'accès au passé et produit une réflexion fortement ancrée dans le présent du sujet.
Ainsi Gide, quand il commence à comprendre la fuite de son bonheur, ne cherche pas immédiatement à redresser les circonstances qui lui sont néfastes. Au sortir du bien-être, son premier réflexe produit, non pas une action positive et extérieure, qui d'ailleurs demanderait un certain temps de réflexion, mais un regard sur lui-même, une remarque ou un jugement concernant son ancien état qu'il parvient désormais à objectiver:
Il y a ceux qui voudraient améliorer les hommes, et il y a ceux qui estiment que cela ne se peut qu'en améliorant d'abord les conditions de leur vie. Mais il apparaît vite que l'un ne va pas sans l'autre; et l'on ne sait par quoi commencer. Certains jours, l'humanité me paraît si misérable que le bonheur de quelques-uns semble impie[23].
Cette difficile association du bonheur et du péché tranche évidemment avec la profonde sainteté du bonheur lorsqu'il est vécu comme une expérience, et cela nous révèle la distance qu'il y a pour Gide entre l'expérience et l'objectivation du bonheur. En fait, Gide, au moment où il écrit "et l'on ne sait par quoi commencer", habite une situation singulièrement étanche à tout envahissement heureux. D'un côté, le retour mélancolique est empêché par l'accusation d'impiété qui pèse désormais lui. De l'autre côté, soit vers la droite, Gide semble ratiociner entre la poule et l'oeuf mais, en vérité, il ne parvient pas à détourner le regard de son peccable nombril. Sur mon graphique, je lui assignerai donc la position B: au moment où la conscience a été expulsée de la contemplation par la prise en compte d'un point de vue extérieur, mais où elle n'a pas encore réussi à s'établir dans la courbe confortable d'une action préalablement approuvée par la réflexion présente.
Honte, pitié et jésuitisme
En attendant, l'objet principal de cette réflexion demeure la honte ou le remords, la mauvaise conscience du rentier, du réformé ou de l'époux pédéraste, comme on le voit par des notes comme celle-ci, que Gide a consignée à l'époque où la cause communiste l'intéressait vivement:
[...] N'est-ce pas ce qui manquait à d'autres qui me permettait de ne manquer de rien? Ces avantages qui m'aveuglaient, qui m'ont permis ma nonchalance, je les vomis. Je ne prends plus mon parti d'être heureux[24].
La honte devant son ancien bonheur est causée par la découverte du prix que cet état peut exiger des autres. C'est le fameux "il en coûte trop" de Montesquieu[25], indissociable de la notion gidienne d'immoralisme. Car il ne faut pas perdre de vue que l'essence du vrai bonheur tient à la simultanéité d'une expérience personnelle et d'un témoignage public, à la manière de saint François, et non de Nietzsche.
Reste alors à distinguer les bonheurs généreux des plaisirs coupables, c'est-à-dire repérer la portion des misères du monde dont Gide est prêt à se rendre responsable. Voici l'une des réponses proposées par Gide:
Le moment où j'ai le plus furieusement envie de quitter une ville, c'est celui même où je viens d'y arriver. Quelle pouillerie! Quelle misère! Quels à peu près! Quelles médiocres "promesses de bonheur"! ou plutôt: que peu de promesses, et de quel médiocre bonheur! \ Il me suffirait peut-être de dire que je me sens très fatigué, avec un point un peu douloureux à la base du poumon gauche, qui me fait craindre encore force quintes de toux cette nuit[26].
Nous avons là l'exemple d'un des plus jolis tours de jésuitisme gidien: devant la détresse que pouvait présenter l'Alger de 1929, la responsabilité du voyageur se limite au bon maniement de son téléobjectif -"Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée", enseignent Les Nourritures[27]! Et comme son regard pèche ici par faiblesse, Gide prend soin d'expliquer quels malaises physiques peuvent l'avoir conditionné. Tant et si bien qu'à la fin, tout risque de pitié ayant été simplement contourné, Gide peut s'endormir dans la paisible certitude que le repos de son corps réparera aussi la misère algérienne. Il va sans dire que cette réponse est celle d'un homme qui a mal aux poumons, alors écoutons la prochaine, que fit Prométhée délivré, qui avait mal au foie:
"-Soudain, un jour, Asia me dit: ``tu devrais t'occuper des hommes.'' \ Il me fallut d'abord les chercher. \ Je voulus bien m'occuper d'eux; mais c'était en avoir pitié. \ Ils étaient très peu éclairés; j'inventai pour eux quelques feux; et dès lors commença mon aigle. C'est depuis ce jour que je m'aperçois que je suis nu."[28]
Prométhée aide les hommes, la suite du récit développe cela, un peu plus directement que Gide ne le fait à Alger. Mais ici comme à Alger, un sentiment de honte passe magiquement des miséreux à l'observateur, selon une économie où le rôle de la pitié me semble minimisé. En Afrique, la honte de Gide tenait à ce corps qui l'empêchait de louer Dieu pour le bonheur. Pour Prométhée, sa nudité lui est révélée, comme un symbole de moralité, en même temps qu'il découvre son aquiline vocation. Dans les deux cas, donc, celui qui intervient chez les miséreux assume dans l'intimité de son corps une honte indépendante du spectacle de la douleur, quoique révélée à l'occasion de ce spectacle. Il eût sans doute été plus simple de s'exclamer: "J'ai honte de n'avoir pas jusqu'ici secouru ces misères!" Pourquoi tant de détours? Parce que la véritable honte, celle qu'il vaut toujours mieux cacher, n'est pas du tout celle du bourgeois qui tient le haut du pavé: c'est celle de la misère, du caniveau; c'est la honte de l'indécente pauvreté.
Si, dans les passages précédents ("Certains jours, l'humanité me paraît si misérable que le bonheur de quelques-uns semble impie" ou "Ces avantages qui m'aveuglaient, qui m'ont permis ma nonchalance, je les vomis. Je ne prends plus mon parti d'être heureux"), Gide était prêt à se faire déranger par le malheur d'autrui, je crois qu'il devait cette disposition au fait qu'il était, alors, déjà sorti de l'état de bonheur contemplatif (position B, disions-nous). Je donnerai pour dernier exemple de cette sorte de honte un extrait concernant Em., où le mot de pitié fait seul défaut, puisque le sentiment, lui, s'y exprime ouvertement:
[...] Tout ce que je dois à Em. me revient au coeur et je pense constamment à elle depuis quelques jours, avec le regret, le remords d'être demeuré si souvent et si fort en reste auprès d'elle. Que de fois j'ai dû lui paraître dur, insensible! [...][29]
Gide est ici honteux d'avoir entretenu un faux bonheur, un bonheur trop nietzschéen, et le remords l'assaille au moment où le souvenir reproduit en lui une image de Em. propre à inspirer la pitié. La honte qui refuse la pitié doit, elle, provenir d'un état d'âme fort différent. Je le crois plus rapproché du pôle droit; voyons pourquoi.
Se soumettre à la décence
Il faut d'abord rappeler que le bonheur, à droite, provient jusqu'ici de l'accomplissement du devoir et du sentiment moral qui en résulte. Or Gide est soumis à une loi, susceptible de produire tel bonheur, dont la juridiction englobe justement la honte, la pitié, la remords, la misère...: c'est la loi de la décence. Voyons ce que Si le Grain ne meurt nous apprend de cette décence bourgeoise et protestante:
J'étais privilégié sans le savoir; sorti de quoi, tout me paraissait exotique. Et, de même qu'il fallait une porte cochère à la maison que nous habitions, ou mieux: que ``nous nous devions'' comme disait ma tante Claire, d'avoir une porte cochère, de même ``nous nous devions'' de ne voyager jamais qu'en première classe, par exemple; et de même, au théâtre, je ne concevais pas que des gens qui se respectent pussent aller ailleurs qu'au balcon[30].
La suite raconte comment le jeune Gide, une fois qu'il invita au théâtre, sans sa mère, le moins fortuné Armand Bavretel, ne put souffrir de moins bonnes places et paya un supplément "pour regagner (s)on niveau." Il s'agit donc d'un quod decet des plus conventionnels, brodé par l'étiquette de l'époque et bourré d'on-dit décisifs. Au fond de ce souci de la décence, je crois trouver, non tant la volonté d'adapter l'apparence à la vérité de sa position sociale, que la nécessité d'apaiser une crainte, une crainte très honteuse, celle d'être soi-même miséreux. Le Journal n'éclaire cela qu'indirectement par certaines notes relatives à l'avarice de Gide, qu'il sera utile de compléter par celles, supprimées par l'écrivain, que la nouvelle édition du Journal révélera bientôt. En l'absence de ces passages, on peut toutefois soupçonner cette suppression d'être en soi un geste de soumission à la loi de décence. Si le Grain ne meurt offre des matériaux de meilleur aloi, comme ce passage, l'un des rares où il soit fait allusion au décès de son père:
De retour à Paris, au début du printemps, maman se mit en quête d'un nouvel appartement, car il avait été reconnu que celui de la rue de Tournon ne pouvait plus nous convenir. Évidemment, pensais-je au souvenir du sordide logement garni de Montpellier, évidemment la mort de papa entraîne l'effondrement de notre fortune; et de toute manière cet appartement de la rue de Tournon est désormais beaucoup trop vaste pour nous deux. Qui sait de quoi ma mère et moi allons devoir nous contenter? \ Mon inquiétude fut de courte durée. J'entendis bientôt ma tante Démarest et ma mère débattre des questions de loyer, de quartier, d'étage, et il n'y paraissait pas du tout que notre train de vie fut sur le point de se réduire. Depuis la mort de papa, ma tante Claire avait pris ascendant sur ma mère. (Elle était son aînée de beaucoup.) Elle lui disait sur un ton tranchant et avec une moue qui lui était particulière: -Oui, l'étage, passe encore. On peut consentir à monter. Mais, quant à l'autre point, non, Julliette; [...] Cet ``autre point'', c'était la porte cochère. Il pouvait paraître à l'esprit d'un enfant que, ne recevant guère et ne roulant point carrosse nous-mêmes, la porte cochère fût chose dont on aurait pu se passer. Mais l'enfant que j'étais n'avait pas voix au chapitre; et du reste, que pouvait-on trouver à répliquer, après que ma tante avait déclaré: -Ce n'est pas une question de commodité, mais une question de décence[31].
La décence, comme nous l'avons vu à propos des places de théâtre, est en effet un argument que le jeune Gide considère tout à fait valide. Seulement, on ne peut rester insensible au sens de la fin de l'extrait: Gide se place ici à l'endroit du sage qui n'aurait pas approuvé une dépense que la raison ne commandait pas, et cela ne manque pas de donner au "du reste, que pouvait-on trouver à répliquer", au mot "décence" placé en position finale, une profondeur légèrement ironique qui laisse sourire de la conversation des deux bourgeoises d'avant-guerre.
Je crois qu'il entre dans cette ironie une forte dose, sinon de bravade, au moins de dissimulation, et que les craintes de Gide concernant sa sécurité financière furent beaucoup plus sérieuses qu'il ne le fait paraître. "Mon inquiétude fut de courte durée", nous assure-t-il, laissant entendre qu'elle dura, à partir du moment où sa mère se mit en quête d'un logement, le temps qu'il fallut à Gide pour surprendre les débats entre sa mère et sa tante. En fait, il s'est écoulé trente et un mois entre la mort de Paul Gide et l'installation rue de Commaille, pendant lesquels André, âgé d'une dizaine d'années, déménagea sept ou huit fois, changea d'école trois ou quatre fois, apprit qu'il était "protescul[32]", découvrit "un nouvel orient à (s)a vie[33]", fut soigné pour des crises nerveuses, habita à Montpellier un meublé "petit, laid, misérable[34]", s'est "morfondu" à Hyères et, à Cannes, fut "médiocrement installé", "près de la gare, dans le quartier le moins agréable de la ville[35]". Au printemps de 1883, après tout cela, Gide n'avait toujours pas été rassuré et pensait: "évidemment la mort de papa entraîne l'effondrement de notre fortune".
Certainement, André Gide n'a pas connu pour lui-même la véritable misère, ni à cette époque, ni plus tard. Il écrivit en 1943:
L'on est captif, dans l'indigence; mais d'habiter une geôle dont on a la clef dans sa poche et dont on peut sortir quand cela vous plaît, le beau mérite!... Je n'ai jamais été dans la misère qu'en amateur, en dilettante; juste assez pour pouvoir comprendre ce que peuvent être chez certains les affres du besoin réel[36].
Je tiens cette ignorance de la misère pour fondamentale dans l'explication de la décence chez Gide, parce que seule l'ignorance a pu permettre à la peur de la misère de s'étendre dans la pensée gidienne; et cela d'autant plus que, jusqu'aux abords de la mort de sa mère, l'ignorance de la misère est restée formidablement doublée par une relative ignorance de sa fortune personnelle[37]. Cette peur de la honteuse misère existait déjà en germe dans les règles de "décence" que partageaient sa mère et sa tante Claire. Gide l'a fait sienne, et cela a beaucoup participé à définir son regard sur la misère des autres. C'est donc à l'aune de sa propre inquiétude qu'il faut mesurer la réaction de Gide devant la famille Bavretel, le jour de l'Épiphanie:
Mme
Bavretel pensait que, parmi ces jeunes célébrités, un parti s'offrirait
peut-être, et cette préoccupation [marier sa fille], qu'elle eût voulu dissimuler
et désavouer presque, était au contraire brutalement mise en lumière par la
cynique intervention d'Armand, qui profitait du jour des rois pour se permettre
les allusions les plus directes et les plus gênantes; c'est lui qui taillait
les parts du gâteau, et, connaissant la place de la fève, il s'arrangeait de
manière qu'elle échût à sa soeur ou à l'éventuel prétendant. En l'absence
d'autres jeunes filles, force était qu'il la choisit pour reine. Mais alors,
quelles plaisanteries! [...] Mme Bavretel s'affolait, concédait à demi, comme
faisant la part du feu, mais gâtait le reste par trop d'excuses, par des: ``Je
sais bien que chez Monsieur Gide on n'oserait pas servir le gâteau des rois
dans un plat ébréché'' [...] \ J'expliquais à quel point mon éducation me
rendait sensible à l'exotisme de la misère, mais il s'y joignait ici je ne
sais quoi de grimaçant et de contraint, de courtois et de saugrenu qui
portait à la tête et, au bout de peu de temps, me faisait perdre complètement
la notion de la réalité; tout commençait à flotter autour de moi, à se
déconsister, à verser dans le fantastique, non seulement le lieu, les gens, les
propos, mais moi-même, ma propre voix que j'entendais comme à distance
et dont les sonorités m'étonnaient. Parfois il me paraissait qu'Armand n'était
pas inconscient de toute cette bizarrerie, mais s'efforçait d'y concourir, tant
était juste et pour ainsi dire attendue la note aigre qu'il apportait dans ce
concert; bien plus, il me semblait enfin que Mme Bavretel elle-même se grisait
de cette affolante harmonie, lorsqu'elle présentait à l'auteur des Cahiers
d'André Walter, ce "livre si
remarquable que vous avez lu certainement", monsieur Dehelly,
"premier prix de diction au Conservatoire, dont tous les journaux ont fait
l'éloge" et chaque invité sur ce mode, de sorte que moi-même, et Dehelly
et tous les autres, bientôt, fantoches irréels, nous parlions, nous gesticulions
sous la dictée de l'atmosphère que nous avions nous-mêmes créée. On
était tout surpris, en sortant, de se retrouver dans la rue[38].
Ces lignes m'intéressent autant par leur qualité de document historique que par leur architecture. En tant que témoignage, je veux lire dans l'affolement de Gide le résultat de la rencontre tout à fait inopportune d'une famille et d'un enfant également angoissés par les questions de décence: chacun cherche à ignorer la réalité miséreuse qu'Armand travaille sans vergogne à dévoiler. Sans l'insistance que Gide met à décrire l'exagération de sa propre réaction, nous aurions certes pu tourner la page sur ce récit où deux classes sociales se font face avec difficulté. Seulement, le tourment décrit par Gide dépasse toute mesure: si "perdre complètement la notion de réalité" peut encore passer pour la conséquence d'un choc culturel extrême, il est clair que "la dictée de l'atmosphère que nous avions nous-mêmes créée" provient d'une inquiétante confusion des responsabilités. En effet, le récit indique clairement que le responsable est Armand, quoique les réactions maladroites de Mme Bavretel aient aussi contribué à la "fuligineuse atmosphère[39]". Selon le récit, Gide ne peut en aucun cas être tenu responsable de cette "atmosphère".
Je crois que cette confusion peut être expliquée comme la conséquence d'une situation qui, en ce jour de l'Épiphanie, reproduisait l'angoissante dynamique de double contrainte à laquelle Gide fut parfois soumis par sa mère[40]. Il me semble en effet que Gide a dû éprouver, pendant les mois précédant l'installation rue de Commaille, la crainte que le décès de son père ait mis sa mère dans l'impossibilité de faire face aux exigences de la décence bourgeoise. Il me semble aussi que Gide doit s'être interdit de communiquer ses doutes à sa mère, probablement parce que celle-ci continuait de promouvoir en parole le standard de décence habituel malgré le changement dont semblaient témoigner leur vie de ce temps-là: de la part de Gide n'aurait-ce pas été, précisément, faire acte d'indécence que de soulever le pudique mensonge de sa mère? Non, ce geste horrible qui donnait réalité à la fois au mensonge et à la misère ne pouvait pas être assumé par Gide. Alors il est resté là, comme un petit trou noir sans trop d'influence, perdu dans une nébuleuse de la Misère, du côté de la Galaxia Dextra.
Cette tentative d'explication ne se veut nullement définitive, mais, comme elle permet d'interpréter certains passages autrement obscurs, nous la conserverons comme hypothèse de travail. Ainsi, la réaction de Gide à l'Épiphanie (il se sentait comme un "fantoche irréel"...) peut être lue comme une réponse adaptée à la situation: pour arriver à accepter la vérité de la misère (proclamée par Armand) tout en gardant devant cette réalité honteuse et effrayante la même décence -le même déni- que devant la discrète misère de sa mère, Gide s'invente une exotique expérience de dépossession, un bref accès d'irréalité, presqu'un rêve, dont il se serait heureusement réveillé en sortant dans la rue.
Une analyse plus serrée du passage pourrait même nous révéler dans ces lignes la présence, contemporaine de l'écriture du récit, d'un obscurcissement léger à l'entour du rapport entre Gide et la misère. Ainsi, on peut comparer la clairvoyance avec laquelle Gide introduit son récit, à son incapacité, au coeur du souvenir, de nommer précisément la cause de son angoisse: au début, il explique froidement que:
Tout ce qui s'éclaire à mes yeux aujourd'hui, j'étais mal éduqué pour le comprendre d'abord; bien des anomalies, chez les Bavretel, ne me paraissaient étranges sans doute que parce que j'en discernais mal l'origine, et ne savais pas faire intervenir toujours et partout cette gêne que, par pudeur, la famille prenait tant de soin de cacher[41].
Mais, deux pages plus loin, et alors qu'il fait explicitement référence à l'explication qui précède, Gide obscurcit tout à fait cette explication de l'étrange par la pudeur, jusqu'à ne plus offrir, comme cause de son angoisse, qu'un éloquent "je ne sais quoi":
J'expliquais à quel point mon éducation me rendait sensible à l'exotisme de la misère, mais il s'y joignait ici je ne sais quoi de grimaçant et de contraint, de courtois et de saugrenu qui portait à la tête et, au bout de peu de temps, me faisait perdre complètement la notion de la réalité [...]
C'est, bien sûr, en regard de l'obsession gidienne pour le mot juste qu'il faut juger de la signification des "quelque chose de" et des "je ne sais quoi", ce à quoi je reviendrai plus loin, lorsqu'il sera question de mystères et de révélations. J'accorde à cet aveuglement passager la même valeur qu'au "mon inquiétude fut de courte durée" qui suivait le récit de trente mois de déboires. Et c'est, finalement, à cette même tache aveugle que je veux rapporter le curieux évitement de la pitié qui lui permettait devant la misère, d'accuser, à Alger, son propre poumon gauche ou, pour Prométhée, de découvrir sa honteuse nudité; car on aura compris que la pitié sous-tend une reconnaissance de la misère, angoissante et voilée, qu'il vaut d'autant mieux éviter que Gide se sait capable de réagir, fortement, moralement, sans le secours de cette indécente pitié.
Il est un autre passage de Si le Grain ne meurt qui mérite qu'on en parle ici: la découverte de l'inconduite de sa tante, qu'il donne pour l'origine de son amour pour sa cousine. Les lignes qui viennent sont le début du récit de cette découverte; soyons-y sensibles, sous le reste, au blâme qu'elles auraient pu contenir pour Mme Gide, et à l'indiscrétion de la curiosité d'André:
J'avais quitté mes cousines vers la tombée du soir pour rentrer rue de Crosne, où je pensais que maman m'attendait; mais je trouvais la maison vide. Je balançai quelque temps, puis résolus de retourner rue Lecat; ce qui me paraissait d'autant plus plaisant que je savais qu'on ne m'y attendait plus. J'ai dénoncé déjà cet enfantin besoin de mon esprit de combler avec du mystère tout l'espace et le temps qui ne m'étaient pas familiers. Ce qui se passait derrière mon dos me préoccupait fort, et parfois même il me semblait que, si je me retournais assez vite, j'allais voir du je-ne-sais-quoi[42].
Le ressort principal de l'événement raconté par la suite est, bien sûr, l'identification de Gide à sa cousine au moment où, ayant assez gaillardement fait face à la véritable indécence, Gide a commencé de partager avec elle l'expérience du secret. A cause de la clarté secrète du blâme encouru par la tante, il a enfin pu éprouver la pureté d'une pitié qui ne contient aucune accusation. Em. était la grande victime comme sa mère la grande coupable, tel était le secret merveilleusement tacite et donc capable d'ouvrir à Em. tout le "je ne sais quoi" du trou noir gidien.
Il va sans dire que Gide n'était pas un cas pathologique, et que la dynamique décrite ici ne peut servir qu'à expliquer certains de ses écrits, ceux où une misère demande à être respectée. Partout ailleurs, par exemple en ce qui concerne la guerre, dont les misères flagrantes n'étaient en aucun cas honteuses, Gide réagit autrement: soit que son attention reste orientée vers son propre bonheur, soit qu'elle se déplace, et alors on revient au "il en coûte trop" lié à l'immoralisme, qui dénonce une responsabilité beaucoup plus directe que la fausse culpabilité provoquée par le tabou de la misère[43].
Qu'elle soit décente ou immoraliste, la réponse gidienne à la misère marque de toute manière un pas dans la direction de la bonne action. Un pas de plus sera franchi lorsque nous aurons relié à la loi de décence le motif de la noblesse.
Se découvrir de la noblesse
La noblesse est un motif qui communique avec la décence d'une manière particulière. Pour Gide, la noblesse est, le plus souvent, un amalgame fait d'abnégation:
Cette abnégation qui accompagne toute noblesse, ce ruineux besoin de se sacrifier à ce qui ne vous vaut pas[44],
de vigueur, d'effort:
Certaines natures, et l'on reconnaît à cela leur noblesse, acceptent plus volontiers l'épreuve que la félicité[45],
et, plus que de toute autre chose, d'une participation à cette quintessence de l'humanité que nous avons plus tôt reconnue comme étant le bonheur:
Nul autant que Browning n'a fait jouer devant notre assentiment les multiples possibilités de la noblesse humaine, et, autant dire: de la joie. Son prismatique univers intérieur laisse, à chacun des êtres qu'il crée, sa part de rayons multicolores dont le faisceau formera Dieu[46].
Cette définition fait de la noblesse un motif tout à fait central dans la pensée de Gide, puisqu'il attire dans les mêmes hauts parages des mots de tendances opposées, comme on peut le lire dans l'extrait suivant:
Noblesse, grâce et volupté. Car aucune mollesse, ici [à Sorrente], n'accompagne la joie de vivre. A travers l'exubérance des vignes, partout se voit l'effort de l'homme et le triomphe de l'esprit. Sur aucune autre terre, sans doute, le mariage n'est-il plus heureux, de la végétation et d'une architecture audacieuse, où souvent le seul festonnement des pampres vient tempérer d'un sourire un excès de sévérité. Noblesse; ce mot me hante, en Italie -où la plus sensuelle caresse rejoint la spiritualité [...][47].
"Noblesse" au lieu de "luxe"; "grâce", au lieu de "calme"; mais toujours "volupté": Gide civilise et dynamise l'orient léthargique de Baudelaire pour décrire une Italie qui lui ressemble, parce qu'elle marie, en effet, l'angle avec la courbe, la plante avec la pierre, le corps et l'esprit. En regard des pôles de notre réflexion, la noblesse tend vers l'action parce qu'elle est une norme (il y a des actions nobles ou ignobles) et elle tend vers la contemplation parce qu'elle est liée, par son élévation, par sa rareté, aux beaux-arts, à la littérature, à tout ce que l'on goûte dans le recueillement et qui fait participer l'homme à la divinité. Sans cette élévation, le respect de la loi porte le nom de décence. Sans la décence, il ne reste que le luxe et le calme pour entourer la volupté. Accordons alors à la noblesse le point X de l'itinéraire de la pensée gidienne.
Nous avons vu que la décence est toujours la vertu d'un acte soumis à une loi, voire dicté par elle, c'est-à-dire: d'un devoir. Dans l'oeuvre autobiographique de Gide, le grand héros du devoir, c'est évidemment Juliette Rondeaux: "ce que maman reconnaissait pour son devoir, elle l'accomplissait contre vent et marée" nous assure Gide après avoir raconté l'intervention téméraire de sa mère à La Roque lors d'une épidémie de typhoïde. La noblesse inaugure un rapport à la loi beaucoup plus intime que celui de la décence, parce qu'il est une véritable appropriation de la loi. A partir du moment où une action peut être dite "noble", elle ne se voit plus légitimée par une soumission aliénante: elle est simplement sanctifiée par sa contribution à l'expérience de Dieu sur Terre.
Dans Si le Grain ne meurt, la mère de Gide ne possède pas, en général, le caractère de la noblesse; elle est une "personne de bonne volonté[48]" mais il lui manque cette élévation des belles âmes qui permet la transmutation des gestes en prières, des bons sentiments en oeuvres véritables. Ainsi elle encourage l'étude de la musique, elle mène son enfant aux expositions, mais sans jamais connaître elle-même, charnellement, de grandes joies artistiques, ce que Gide remarque d'autant plus qu'il se sent là quelque supériorité:
[...] ma mère, très soucieuse de sa culture et de la mienne, et pleine de considération pour la musique, la peinture, la poésie et en général tout ce qui la surplombait, faisait de son mieux pour éclairer mon goût, mon jugement, et les siens propres. Si nous allions voir une exposition de tableaux -et nous ne manquions aucune de celle que Le Temps voulait bien nous signaler- ce n'était jamais sans emporter le numéro du journal qui en parlait, ni sans relire sur place les appréciations du critique, par grand peur d'admirer de travers, ou de n'admirer pas du tout. [...][49].
Les dernières pages de Si le Grain ne meurt viennent bouleverser cette situation. En effet, le récit de l'agonie de sa mère contient celui d'une révélation capitale: in extremis, lorsque Mme Gide est déjà à demi inconsciente, Gide comprend la noblesse de sa mère:
[...] Désireux qu'elle se reposât, j'enlevai le papier de devant elle, mais sa main continua d'écrire sur les draps. Elle s'assoupit enfin et ses traits, peu à peu, se détendirent; ses mains cessèrent de s'agiter... Et soudain, regardant ces pauvres mains que je venais de voir peiner si désespérément, je les imaginai sur le piano, et l'idée qu'elles avaient naguère appliqué leur maladroit effort à exprimer, elles aussi, un peu de poésie, de musique, de beauté... cette idée m'emplit aussitôt d'une vénération immense, et tombant à genoux au pied du lit, j'enfonçai mon front dans les draps pour y étouffer mes sanglots. \ Les chagrins personnels ne sont pas ce qui peut m'arracher des larmes; mon visage alors reste sec, si douloureux que soit mon coeur. C'est que toujours une partie de moi tire en arrière, qui regarde l'autre et se moque, et qui lui dit: "Va donc! tu n'es pas si malheureux que ça!" D'autre part j'ai grande abondance de larmes à répandre s'il s'agit des chagrins d'autrui, que je sens beaucoup plus vivement que les miens propres; mais plutôt encore à propos de n'importe quelle manifestation de beauté, de noblesse, d'abnégation, de dévouement, de reconnaissance, de courage, ou d'un sentiment très naïf, très pur, ou très enfantin; de même toute très vive émotion d'art s'arrose aussitôt de mes pleurs -à la grande stupeur de mes voisins si je suis au musée ou au concert: je me souviens du fou rire qui prit de jeunes Anglaises, au couvent de Saint-Marc, à Florence, à me voir ruisseler devant la grande fresque de l'Angelico; mon ami Ghéon m'accompagnait alors, qui pleurait de conserve; et je consens que le spectacle de nos deux averses pût être en effet très risible. De même, il fut un temps où le nom seul d'Agamemnon ouvrait en moi de secrètes écluses, tant me pénétrait de respect et d'appréhension mythologique la majesté du Roi des rois. De sorte qu'à présent ce n'était pas tant le sentiment de mon deuil qui bouleversait mon âme à ce point (et, pour être sincère, je suis bien forcé d'avouer que ce deuil ne m'attristait guère; ou si l'on veut: je m'attristais de voir souffrir ma mère, mais pas beaucoup de la quitter.) Non, ce n'était pas surtout de tristesse que je pleurais, mais d'admiration pour ce coeur qui ne livrait jamais accès à rien de vil, qui ne battait que pour autrui, qui s'offrait incessamment au devoir, non point tant par dévotion que par une inclination naturelle, et avec tant d'humilité que ma mère eût pu dire avec Malherbe, mais avec combien plus de sincérité: "J'ai toujours tenu ma servitude une offrande si contemptible, qu'à quelque autel que je la porte, ce n'est jamais qu'avec honte et d'une main tremblante." Surtout j'admirais ce constant effort qu'avait été sa vie, pour se rapprocher un peu plus de tout ce qui lui paraissait aimable, ou qui méritât d'être aimé[50][SR1].
C'est au contact des mains inertes de sa mère que Gide parvient à se faire d'elle une image assez distante pour figurer, entre l'Angelico et Agamemnon, au sein du tableau de l'Humanité. Dans un unique mouvement, ce geste ramène la mère au rang de simple mortelle et la sacre membre de la sainte création. On pourrait douter de la sincérité de la première de ces deux motions en remarquant que Gide a quand même dû attendre pour faire de sa mère une femme, une personne, qu'elle ferme les yeux et cesse de pouvoir intervenir dans le monde comme figure de la loi. Mais je crois que la paix de ces mains ne trompe pas: on n'a qu'à comparer leur repos au reproche constant que signifièrent plus tard, pour Gide, les mains[51] de son épouse, ou encore cet ultime souvenir qu'il conserva de son cadavre:
Je fus surpris, lorsque je m'approchai du lit où elle reposait, par la gravité de son visage. On eût dit que la grâce et l'aménité, qui donnaient à sa bonté une force si rayonnante, habitaient toutes dans son regard; de sorte que, à présent que ses yeux étaient clos, plus rien ne restait, dans l'expression de ses traits, que d'austère; de sorte aussi que le dernier regard que je portais sur elle devait me rappeler, non point son ineffable tendresse, mais le sévère jugement qu'elle avait dû porter sur ma vie[52].
En comparaison d'Emmanuelle, Mme Gide est bel et bien morte à la parole, et son silence lève le voile sur ce qui la rendait tout saintement humaine: la grandeur de son abaissement et la constance de son effort.
Avant le décès de Mme Gide, on peut dire que les deux tendances de la noblesse se trouvaient divisées entre le fils sensuel et la mère décente. Par cet événement, Gide parvient non seulement à se voir le fils de quelqu'un qu'il admire jusqu'aux larmes, mais il réussit à prendre le relais de la décence maternelle. Du moins pour un certain temps, il incarne donc la loi aussi personnellement qu'elle le pouvait, et c'est ce qui lui permet alors d'entreprendre des actions nobles, des actions habitées, impériales, comme on le voit dans ces lignes qui suivent celles que je citais plus haut:
Marie et moi nous l'assistâme dans ses derniers instants, et lorsqu'enfin son coeur cessa de battre, je sentis tout mon être s'abîmer dans un gouffre d'amour, de détresse et de liberté. \ C'est alors que j'éprouvai la singulière disposition de mon esprit à se laisser griser par le sublime. Je vécus les premiers temps de mon deuil, il me souvient, dans une sorte d'ivresse morale qui m'invitait aux actes les plus inconsidérés, et dont il suffisait qu'ils me parussent nobles pour emporter aussitôt l'assentiment de ma raison et de mon coeur. Je commençai par distribuer à des parents même éloignés, et dont certains avaient à peine connu ma mère, en manière de souvenirs, les menus bijoux et objets qui, lui ayant appartenu, pouvaient avoir pour moi le plus de prix. Par exaltation, par amour, et par étrange soif de dénuement, à l'instant même de m'en saisir, j'aurais donné ma fortune entière; et je me serais donné moi-même; le sentiment de ma richesse intérieure me gonflait, m'inspirait une sorte d'abnégation capiteuse. La seule idée d'une réserve m'aurait paru honteuse et je n'accordais plus audience qu'à ce qui me permît de m'admirer. Cette liberté même après laquelle, du vivant de ma mère, je bramais, m'étourdissait comme le vent du large, me faisait peur. Je me sentais, pareil au prisonnier brusquement élargi, pris de vertige, pareil au cerf-volant dont on aurait soudain coupé la corde, à la barque en rupture d'amarre, à l'épave dont le vent et le flot vont jouer. \ Il ne restait à quoi me raccrocher, que mon amour pour ma cousine; ma volonté de l'épouser, seul orientait encore ma vie.[...][53]
"La reine est morte. Vive le roi!" voudrait-on dire, s'il n'était point ensuite question de se marier, c'est-à-dire de rattacher son cerf-volant, et par un câble voué à se rompre bien plus douloureusement:
Libre enfin, reprend-il en septembre 1938, et sans plus d'attache, semblable au cerf-volant dont on aurait soudain coupé la corde, je culbutai, piquant de l'âme vers le sol où je m'écrasai[54].
Mais délaissons la biographie, et interrogeons-nous sur le bonheur rendu possible par cette liberté que le Gide de 1895 veut consacrer à de nobles actions. Ce bonheur, s'il prend élan dans un assentiment de toute la personne, s'il a au départ besoin de communier avec les "ivresses", les "exaltations", les "vertiges" qui sont des abandons proches parents de la contemplation, il reste, aussi, fortement orienté vers la moralité, vers la "permission" de s'admirer, vers une reconnaissance des autres par le partage et par l'abnégation. En poursuivant dans cette veine, le prochain motif qui s'offre à nous me semble la volonté, l'effort de volonté, qui sert de viatique à la conscience lorsqu'elle s'aventure dans l'action et perd de vue le port de la contemplation.
Vouloir s'éduquer, craindre de s'amollir
En 1929, songeant à Nietzsche et au Prométhée de Goethe, Gide, à Alger, écrivit ceci:
La sagesse commence où finit la crainte de Dieu. Il n'est pas un progrès de la pensée qui n'ait paru d'abord attentatoire, impie[55].
Il s'agit du point de départ de cette pédagogie selon laquelle
"Éducation, c'est délivrance[56]", comme l'écrit Gide en pensant à Marc Allégret, qui a lui aussi été élevé dans une atmosphère puritaine[57]. Cette délivrance, il faut le voir, vise avant tout le confort, les préjugés et les limites qui empêcheraient le jeune homme, vu comme une plante, de s'épanouir selon toutes les possibilités qui lui sont propres. Par ce dernier mot, "propres", nous accédons déjà à l'autre rive de ce concept d'éducation, dont le flot est toujours contenu entre, d'un côté, la fidélité à la nature et, de l'autre, la nécessaire hétérogénéité qu'impose toute information. Le travail par lequel le jeune homme explore ces possibilités "propres" inspire à Gide l'image d'une statue se sculptant elle-même, par un mouvement dont on n'arrive pas à décider s'il taille vraiment le roc, ou s'il "dégage" le bronze du moule:
Il me semble qu'aucun coup de ciseau, pour dégager ma figure intérieure, n'a enfoncé plus avant (même ceux de Nietzsche par la suite) que ne firent, lorsque je les lus pour la première fois à vingt ans, ces vers admirables du Prométhée[58].
En tant qu'appropriation, en tant que prise de conscience ou prise de pouvoir sur soi-même, la délivrance éducative causée par ces "vers admirables" ressemble à cette naissance à la noblesse que fut le décès de sa mère, et que suivit, on le sait, son mariage. Semblablement, le Prométhée de Gide ne quitte son rocher que pour mieux désirer son aigle. Découverte d'une forme nouvelle et sienne, mariage ou adoption d'une vocation, je vois dans ces nouveaux gestes d'attachement une intériorisation de la loi qui pourrait bien permettre de réinventer Dieu à la manière du Christ, c'est-à-dire en ne fondant l'éthique nouvelle ni sur l'ancienne crainte du Père, ni sur un attentat qui le détrônerait, mais sur le projet d'une sagesse nouvelle, celle qui impose à l'homme la création humaine de Dieu:
Du jour où je compris et me persuadai que: l'homme est responsable de Dieu...\ Et l'admirable c'est qu'en croyant sauver l'humanité, le Christ la sauvait en effet. \ De même l'on peut dire que la prière crée Dieu. \ Il est bon de laisser croire à l'enfant que Dieu le voit, car il doit agir sous le regard de Dieu et faire de cela sa conscience[59].
Nous reviendrons ailleurs au tour d'esprit paradoxal que nécessite la "prière [qui] crée Dieu". Ce qu'il faut voir ici, c'est que Gide promeut l'installation chez celui qu'on éduque d'un surmoi nommé Dieu. Cette affirmation est précisément celle que Gide protégeait en restreignant à une apparence le caractère "attentatoire, impie" des "progrès de la pensée". Dans une certaine mesure, les mots "laisser croire à l'enfant" prennent pour acquis une prédisposition naturelle qui s'allie au surnaturel de l'oeil de Dieu aussi intimement que, plus haut, le ciseau alliait révélation et formation. Dans le monde gidien, l'existence de Dieu va de soi, on est tenu de s'y attendre comme, dans le Prométhée, on est tenu d'accepter l'invention accueillante de l'aigle. Tout se complique ensuite, quoique Gide se garde d'insister là-dessus, lorsqu'il s'agit de cohabiter avec ces instances que l'on tient pour réelles.
Gide en effet ne donne pas une image paisible de l'acte qui adopte, de l'acte qui élit. Les gestes d'attachement, dans la forme que Gide leur a conférée, s'entourent d'une certaine violence: brutalité incisive du ciseau, cruauté de l'aigle, agonie de la mère. Cette violence donne la mesure de l'effort personnel nécessaire pour s'éduquer véritablement. Gide tient beaucoup à cet effort qui permet de suivre sa pente "en montant":
Sans doute fus-je bien avisé de me forcer longtemps à l'admiration de ce que l'on me donnait pour admirable. Mon penchant naturel me portait vers Chateaubriand; je décidai de lui préférer Stendhal, qui m'instruisit bien davantage. Il n'y a pas grand profit à se laisser aller trop vite à ses goûts[60].
Se forcer pour s'instruire, devenir quelqu'un par l'exercice de sa volonté, c'est le coeur d'une expérience éminemment gidienne, une expérience qui unie l'action et la moralité: l'étude. Nous avons atteint ici le point E de notre ruban, soit celui où l'action est recherchée et vécue conformément à une loi intériorisée qui la motive. Le bonheur qui émerge à ce moment E est certes véritable mais Gide, pour le décrire, sent souvent le besoin de le comparer à l'autre bonheur, celui qui brille plus, celui qui est à gauche:
Chaque année je relis le Kubla Khan de Coleridge, avec le plus grand effort d'attention poétique (qui n'a presque rien à voir avec la simple attention de l'esprit). Bien désolé d'abord de rester à peu près insensible au charme de ce poème qui passait, auprès des meilleurs juges, pour incantateur. L'incantation n'opérait pas. J'y reviens encore, aiguisant mon goût sur ces vers comme sur une pierre à fusil; le "repassant" vraiment, persuadé qu'il n'est pas meilleur moyen pour lui faire acquérir fil et finesse... \ Tout heureux, hier soir, de comprendre enfin Kubla Khan beaucoup mieux. Je sais que l'on finit toujours par trouver beau ce que l'on a résolu de trouver beau. Mais, ici, je ne crois pas être dupe, si subtil que soit le débat entre ma volonté et ma sincérité. Évidement rien ne vaut cette émotion immédiate et irrésistible qui vous prosterne tout pantelant devant certaines oeuvres dont l'écho sommeillait en nous; mais il est des admirations acquises, parfois lentement et patiemment, qui ont aussi leur prix, et je ne suis pas bien sûr que, même, elles ne soient pas de plus grand profit et de meilleure éducation pour tout notre être, que les premières[61].
Ici avec Coleridge, comme ailleurs avec Stendhal[62], Gide dit que le "goût" est une faculté susceptible d'être éduquée par le temps et par l'effort. L'image de la lame sur la pierre à fusil donne à cette effort une intensité froide qui communique bien avec la violence observée plus haut, mais il s'agit cette fois d'un mouvement orienté moins par l'abnégation que par un souci d'utilité: le bon goût est un outil, il tranche comme un jugement, il fend les crustacés. En terminant son paragraphe, Gide se situe résolument à droite, du côté de la patience, du "grand profit" et de l'éducation du bon goût. Vu d'ici, "se laisser aller trop vite à ses goûts", c'est pire que manquer d'éducation: c'est se complaire dans Chateaubriand sans jamais parvenir à Stendhal. C'est perdre sa lame, déroger, s'abandonner à l'ignoble envers de l'effort, rejoindre ce qui effraie, ce qui bande les yeux, l'"émotion immédiate et irrésistible qui vous prosterne tout pantelant"... Au microscope, on pourrait voir au fond de cette réaction l'expérience d'un désir horrifiant tel que Bataille a pu en décrire, ou, plus classiquement la peur instinctive de décevoir sa mère. On pourrait aussi voir là un trait culturel partagé par plusieurs, dont ce Rousseau qui voulait à tout prix inculquer à son Émile le goût de l'effort pour le préserver d'une indolence naturelle au sauvage mais létale au Parisien. Peu importe la précision: le fait est que la paresse contre laquelle se définit la pédagogie de l'effort attire Gide, et lui s'en défie grandement, tant pour son propre compte:
Paresse à préciser ma pensée; tendance à la préférer maintenue à l'état poétique -je veux dire: nébuleux. Lutter contre cela[63].
que pour celui de la France entière:
Indulgence. Indulgences... Cette sorte de rigueur puritaine par quoi les protestants, ces gêneurs, se sont rendus souvent si haïssables, ces scrupules de conscience, cette intransigeante honnêteté, cette ponctualité sans scrupule, c'est ce dont nous avons le plus manqué. Mollesse, abandon, relâchement dans la grâce et l'aisance, autant d'aimables qualités qui devaient nous conduire, les yeux bandés, à la défaite.\ Et, le plus souvent, simple laisser-aller ignoble, veulerie[64]
Cette dernière citation marque une limite rarement atteinte dans l'apologie de l'effort -que l'ironie de "ces gêneurs" et des "aimables qualités" vient d'ailleurs relativiser. L'éducation, souvenons-nous de l'image de la sculpture, ne peut pas se restreindre à tailler la figure à venir, il lui faut aussi découvrir une nature primordiale. Tout un groupe de prises de parole du Journal visent justement, comme le fait la métaphore, à établir la parenté de l'être profond et de la volonté, à rapprocher fond et forme, ces deux rives de l'éducation, d'autant que... deux doigts tenant un papier. Dans la mesure où le thème de ces assertions tourne plus autour de la sincérité que de la noblesse, elles doivent leur principal ressort à leur capacité de convaincre par la raison, bien plus qu'à la proximité d'un bonheur sublime, exaltant ou larmoyant. La justification émotive de la loi de la décence est disparue ici: pour s'éduquer, le souvenir de la mère au piano ne déclenche pas grand chose. Et puisque l'extraction de la figure "propre" nécessite un certain respect de l'origine, toute motivation négative liée à la peur de la paresse doit aussi disparaître. Pour motiver positivement l'effort de l'autodidacte, il reste l'attrait d'une vérité nouvelle, intelligente, moins expérimentale que langagière, et pourtant capable de lui révéler sa nature propre. Cette vérité, cette sorte de nature que, curieusement, seul l'effort parvient à dévoiler, c'est exactement ce qui manque aux "êtres moins cultivés" de la prochaine citation. Et cette vérité, c'est aussi ce que Gide, du même coup, s'arroge et produit à nos yeux comme lettre vivante, évidente, patente, dans un syntagme aussi stressé que "la merci de l'instar":
[...] Et ce serait une profonde erreur de croire que les êtres les moins cultivés sont les plus spontanés, les plus sincères. Le plus souvent ce sont, au contraire, les moins capables de critiques, les plus à la merci de l'instar, les mieux disposés, par faiblesse ou paresse, à adopter des sentiments de convention et à les exprimer par des phrases toutes faites qui leur épargnent la peine d'en chercher d'autres plus précises, phrases dans lesquelles leurs sentiments se glissent prenant tant bien que mal la forme de cette coquille d'emprunt[65].
En fait, "la merci de l'instar", c'est plus qu'évident, c'est flamboyant, et derrière le bûcher, le lecteur ne voit pas le bourreau tordre son cou à la logique, ne voit pas Gide subtiliser, sublimer dans l'instant une fin jusqu'à en faire un début. Le travail littéraire, l'effort de culture qui permet cela est donc l'exercice d'éducation par excellence, puisqu'il élève simultanément et le fond et la forme, l'apparence des phrases autant que les sentiments intimes, voire même la "paresse" ou la "faiblesse". L'impropriété des mots empêche la personne de s'organiser, de sortir, solidifiée, armée, d'un oeuf qui contiendrait sa vérité future à l'état de promesse. Seulement, il y a un prix à payer pour affranchir sa phrase de toute entrave banale. Cette simultanéité du travail des phrases et de la formation des personnes ne survient en effet qu'au prix d'un effort, et c'est pourquoi Gide revient souvent à des affirmations comme celle-ci:
Je n'ai jamais rien produit de bon que par une longue succession de menus efforts[66].
Une "longue succession" d'efforts, cela donne au travail de "production", d'écriture, un aspect peu différent du travail de l'étude (la lame, le bec à aiguiser). Force est, je crois, de rapprocher les deux; on voit alors l'étude et l'écriture s'unir au sein d'un même projet, d'une cohérence singulière qui informe et qui déclenche tout le champ de l'activité gidienne.
L'épreuve d'Ulysse, ses enjeux
Ce projet c'est, bien sûr, la formation active et pénible de la personne d'André Gide. Dans son volet "étude", ce projet nécessitait un travail entre une vérité originelle et une forme à venir, un travail dont Gide nous a donné une idée grâce à des images impliquant un effort ou grâce à un raisonnement non moins difficile. Dans son volet "écriture", le travail est essentiellement le même, mais il entraîne des mots différents; fond et forme ne sont plus origine et avenir, mais être et paraître, comme le révèle cette nouvelle image, qui vient prendre le relais de la sculpture et de la lame de couteau:
La phrase qui nous est personnelle doit rester aussi particulièrement difficile à bander que l'arc d'Ulysse[67].
L'épreuve de l'arc n'a plus rien d'une préparation, d'un aiguisage, d'une éducation: elle est une fête, un couronnement joyeux béni par la lumière d'Ithaque et le sourire de Pénélope. Nous sommes loin ici du destin tragique d'Agamemnon, que Gide faisait intervenir lorsque, pendant l'agonie de sa mère, il se laissait aller à pleurer en contemplant les mains inertes de la mourante; c'était comme spectateur qu'il se reconnaissait en elle, amateur de Chopin assez cultivé pour apprécier la noblesse des mains d'une pianiste douée au mieux de très bons sentiments. Ulysse, pour sa part, plante lui-même ici sa flèche "au coeur du temps présent[68]" par un geste qui répond symboliquement à la question du "qui suis-je?" Car qu'est-ce, en effet, qu'Ulysse? Les prétendants lui laisseraient-ils sa femme s'il n'avait plus la force et l'adresse qui justifient sa royauté? Pendant un instant, celui où tous l'observent avec inquiétude, Ulysse cesse de jouer le mendiant, mais sans pour autant avoir recommencé à représenter la royauté: il est en train d'être le roi. "Qui suis-je? -Je suis celui qui écris. Voyez ma phrase: ne nous rassure-t-elle pas?"
Oui, certes, la phrase gidienne me rassure: il est le Nobel, je suis le potache, qui deviens moins cancre à force de le fréquenter. Poursuivons donc et voyons maintenant comment l'écriture de Gide parvient à le rassurer lui-même.
Entreprise non-coupable, entreprise décente et même noble, le projet littéraire profite de la poussée des étapes précédentes pour s'épanouir dans une action supérieure, une action agréée par toute la personne de Gide, parce qu'elle en est à la fois l'apparence et la vérité. L'épreuve de l'arc fournit en effet une vérité indéniable, qui ne vient pas des caractères actif et mondain de cette signature non-scripturale, mais plutôt de l'alliance du risque et de la difficulté qu'elle engage. Quand Gide s'identifie à sa mère et que ses larmes coulent, on peut toujours le confronter à ce mot de La Fontaine qu'il rapportait en 1931:
"Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs[69]."
C'est aussi que presque toujours une part d'apprêt et de convention s'ajoute à l'émotion qui nous paraît la plus sincère,
précise Gide. Nous reviendrons ailleurs au fonctionnement de ce doute très intime, mais qu'il nous permette dès maintenant d'évaluer le poids de l'ancrage qu'offrent l'effort et le risque quand se lèvent les angoisses venteuses du "Qui suis-je?" Pour Gide, cette ancre a la masse de son oeuvre, et c'est tout dire de cet homme qui ne fit de la littérature rien de moins qu'une vocation.
Mais pour nous, lecteurs, jusqu'à quel point la sueur du scribe assis diffère-t-elle des larmes du crocodile? Un jeu ambigu s'établit en effet quand l'arc reçu en cadeau, quand l'épreuve proposée par Athéna deviennent dans le Journal une "phrase" forgée de nouveau à chaque ligne et par le candidat qui s'examine lui-même. Pour vérifier la valeur de l'épreuve et admettre le distinguo qui la fonde, le lecteur doit, comme Gide avec Coleridge, s'armer de temps, de bonne volonté, et s'éprouver lui-même par un grand effort. L'écriture du Journal piège ainsi le lecteur dans un jeu de confiance et de prédispositions par lequel l'autobiographe s'accorde tout le crédit qu'il juge qu'on lui accordera, et qu'un lecteur bien intentionné doit peiner jusqu'à lui accorder.
Ce jeu des peines partagées rassure encore Gide dans la mesure où il s'intègre dans le vaste système de sa philosophie et lui permet de relier ses activités journalières à celle de ses convictions qui est la plus profonde et la mieux ramifiée: la sainteté du bonheur. En premier lieu, l'ancrage qu'il donne pour une définition du sujet n'est pas exploité dans le Journal pour l'élaboration de quelque théorie flottante; il donne plutôt l'occasion d'un apaisement renouvelable, et, de fait, l'écriture est souvent décrite dans le Journal comme une habitude hygiénique, un recours contre l'usure de la personne:
J'ai bien fait d'écrire ces lignes, hier. Cela m'a purgé. Ce soir, je me sens tout réconcilié avec l'univers et moi-même[70].
L'effet cathartique dans une écriture originant du spectateur, la "purge", ce n'est rien d'autre qu'une épreuve de l'arc dont la description s'attarde moins à l'aspect spectaculaire, et un peu plus au plaisir de toucher l'arme ancienne. Un réconfort certain provient de l'expérience unie du contact direct et de l'objectivation; du souvenir et de la répétition d'une compréhension. Peu importe quelles lignes Gide écrivit la veille, il les voit désormais à la place qu'elles n'auraient jamais dû quitter. Il les intègre dans un ordre éprouvé et du coup il parvient à situer la personne qu'il se sentait hier. Oui, décidément, c'est bien son arc: il le reconnaît.
Ce que la "purge" expulse, c'est l'angoisse précédent l'examen, ce présent de la veille pendant lequel Gide se sentait peiner pour vivre, le moment sans bonheur. Avant la purge, Gide vit dans un contexte: une réalité implicite dont il n'a pas complété la visite captive sa conscience, attire agressivement son attention. En conséquence, il n'arrive pas à assumer totalement la personne, le je qui peut à tout moment se voir surpris en flagrant délit de naïveté, incapable de prouver s'il est ou non sincère. Sa personne, parfaitement adaptée et intégrée à l'univers, est temporairement amoindrie par la découverte en son sein d'une direction noire, avide d'efforts, d'où les rayons de son oeuvre n'arrivent pas à s'enfuir.
Si cette tache aveugle acquiert la taille d'un malheur, d'un état d'âme généralisé, il en résulte un sentiment d'aliénation honteux, car Gide n'accepte de se reconnaître vraiment qu'à l'occasion de bonheurs explicites. Si cette tache se limite dans ses conséquences à certaines provinces de la pensée, elle fait alors partie de Gide, il peut la garder un certain temps, mais il s'agit d'une sombre nuée dans une contrée lumineuse. Elle se mêle à tout l'exclu, dans chacun des recoins déjà gris de son âme, on la soupçonne de se joindre aux masses omnipotentes des idées reçues, des préjugés, des conclusions hâtives et pré-textes de tous acabits qui sont le fonds du discours d'André Gide -la collection des arcs dont il n'a pas encore tiré.
Dans la citation suivante, il parle de sa Geneviève qui lui donne du fil à retordre. Elle est précisément une de ces taches qui sont des tâches angoissantes, nécessaires chrysalides des oeuvre sincères:
Si j'avais pu mener à bien cette Geneviève [...], j'y aurais sans doute épuisé (je me serais expurgé de) quantité de ratiocinations qui m'ont élu pour domicile et que je me suis trouvé comme contraint d'assumer. Je n'ai pu les faire endosser par un "héros", ainsi que précédemment j'avais fait des nietzschéennes avec mon Immoraliste, des chrétiennes avec ma Porte Étroite, et suis resté pris au jeu (ou au je). Les assumant, je ne pouvais plus les pousser à bout, à l'absurde, ainsi que je l'aurais su faire dans un roman qui, tout à la fois les eût exposées, en eût fait le tour et la critique et qui m'en eût enfin délivré. Le piège, mal tendu (que je n'ai plus eu la force de bien tendre), s'est soudain refermé sur moi[71].
Au centre de la difficulté, l'épreuve paraît donc un piège, une prison, parce qu'elle contient une question ouverte, de l'inconnu. L'angoisse ressentie devant ce phénomène fonctionne exactement comme nous avons vu fonctionner l'horreur de la misère, cette prison inconnue de Gide puisqu'il l'a toujours visitée en conservant dans sa poche une clef: prisonnier de sa clef -la décence maternelle-, Gide était en fait condamné à vivre avec difficulté sa crainte de la misère. Dans les deux cas, la difficulté est la preuve de l'existence d'un risque; pour l'écriture du Journal, de Geneviève, c'est aussi la preuve de la valeur de l'oeuvre qu'il travaille.
Mais comment s'en sortir? Comment, dans les pires cas, le spectacle de sa mauvaise humeur parvient-il à initier un changement positif? d'où provient le supplément de plaisir, la force qui manquait pour se mettre à peiner avec assez de proximité pour ensuite re-connaître, dans la distance, que cette peine vaut comme marque de sa propre personnalité? C'est ce que Gide ignore d'ordinaire, et nous aussi. Écrire la page de la veille ne suffit pas pour garantir le bonheur du jour qui suit: il faut encore, pour que le système de la bonne foi se mette en branle, que cette page soit sincère: sincère non pas selon les normes que l'histoire littéraire pourrait fixer pour une page de journal ou de récit, mais bien dans sa valeur d'épreuve de force intime. Et quand Gide écrit "J'ai bien fait d'écrire ces lignes, hier.", il évalue rétrospectivement les risques du pari, car il aurait, presque tout aussi bien, pu choisir de ne pas écrire ces lignes -option qui ne lui est pas étrangère, puisqu'il préfère en général représenter le bonheur. Gide éprouve d'ailleurs une espèce de honte à manquer de bonheur, mais il surmonte cette pudeur devant l'évidence incompréhensible du phénomène Münchhausen, qu'il décrivit ainsi un jour où le deuil de sa femme l'accablait un peu trop:
Je me raccroche à ce carnet, ainsi que je l'ai fait souvent: par méthode. Une méthode qui réussissait autrefois. L'effort ainsi tenté me paraît comparable à celui du baron de Münchhausen qui s'arrache du marécage en se tirant lui-même par les cheveux. (J'ai déjà dû recourir à cette image.) L'admirable c'est qu'il y parvient[72].
"Admirable" en effet, ce résultat héroïque. Admirable parce que Gide l'adopte et que Gide se croit en général tout à fait digne de se faire voir. Mais pourquoi Gide et le baron valent-ils nos regards? C'est parce qu'ils montrent le chemin du bonheur, là où il se trouve, derrière une porte aussi mystérieuse que le rire.
Nous venons de voir de quelle manière son écriture peut servir à Gide de méthode pour rejoindre soi-même le bonheur. Avec la possibilité d'être admirée, cette écriture permet de satisfaire à l'autre impératif du bonheur de Gide, l'impératif "franciscain": [...] Faire oeuvre durable, c'est là mon ambition [...] Oh! ne point limiter à soi-même la vie; aider à la rendre plus belle et plus digne d'être vécue! Je ne crois pas à une autre survie, que celle dans la mémoire des hommes; de même que je ne crois pas à un autre Dieu que celui qui se forme dans leur esprit et dans leur coeur; de sorte que chacun de nous puisse et doive aider à son règne[73].
C'est ici que l'effort et la volonté nécessaires au travail littéraire finissent de s'imbriquer dans la philosophie gidienne du bonheur et reçoivent le statut de devoir: "que chacun de nous puisse et doive aider à son règne" écrit-il, bien conscient que ce qui vient de Dieu doit s'appliquer à tous.
Gide explique souvent dans son Journal qu'il espère pour son oeuvre une influence bénéfique sur les générations futures. Bien sûr, certains ont vu là la dernière perversité d'un pédéraste accompli. Je préfère ne pas extraire ici le voeu de Gide de son contexte, qui est celui de la philosophie d'un bonheur en continuelle création, sinon pour remarquer, avec les psychologues du développement humain, qu'il est un âge où le désir de laisser sa marque sur Terre témoigne d'une personnalité dynamique et équilibrée.
*
En exposant le rôle du bonheur dans cette philosophie, j'ai remarqué que le devoir d'être et de paraître heureux peut être vécu par Gide comme une responsabilité angoissante, précisément parce que la vérité de sa philosophie dépend de ce bonheur. En insérant ce devoir dans un processus de formation personnelle et d'éducation publique, on lui fait gagner par derrière la motivation négative de la peur de la paresse, de l'horreur de l'inconnu, dont nous parlions plus haut. En regard de la communauté on peut dire en effet que Gide connaît sa position de bourgeois privilégié et qu'il craint de s'abstenir à l'heure du partage; il sent l'horreur de faiblir devant Ithaque entière avec sur la conscience l'immense valeur d'un instant acheté au prix de toute son odyssée. Mais il est certain que cette peur doit s'évanouir au moment d'écrire, sans quoi la présence à soi que requiert l'effort sincère ne saurait advenir. Et il en va de même pour le désir du bonheur, qui doit être perdu de vue pour que se produise une phrase digne de satisfaction. Le geste d'écrire doit assiéger l'attention jusqu'à tarir chaque prétexte qui l'a fait craindre ou désirer. Du fond méconnu, vague et paresseux, vers la forme future, admirable et noble, le flot des mots doit s'évanouir comme image et renaître dans le souffle propre de l'écrivain.
Le lecteur qui a compris cela, s'il s'inclut par sa bonne volonté dans une expérience sincère du Journal, n'a d'autre choix que d'admirer la prochaine citation; la raison en est simple: non seulement cette citation explicite un bonheur, mais en plus elle le situe précisément au centre du moment de l'effort. Et puisque la véritable admiration procure le bonheur, un travail, de la part de ce lecteur, parviendra même certainement à créer Dieu sur Terre, à tiédir à nouveau le souffle d'un André Gide immortel:
Non s'efforcer vers le plaisir mais trouver son plaisir dans l'effort même, c'est le secret de mon bonheur[74].
* pause *
C'est un morceau choisi des Feuillets de 1929, un de ces mots qu'on dit "d'auteur" dont le rythme et la brièveté adoucissent tellement l'effort que la mémoire s'en empare sans peine. Il faut lire lentement pour comprendre que Gide, après la régularité des deux premiers groupes de quatre syllabes (Non s'efforcer \ vers le plaisir) et l'allongement du groupe suivant en un rassurant hémistiche rimé par la répétition attendue du mot plaisir, nous force à déposer avec attention le dernier membre de son chiasme (dans l'effort même) par un retour au nombre initial de quatre syllabes. L'attention doit s'attarder, oh! à peine!, pour dénouer ce chiasme dont le couple extérieur (s'efforcer \ l'effort) fonctionne sur deux termes qui ne sont pas identiques. La conclusion (c'est le secret de mon bonheur) coule alors trop facilement ses deux groupes de quatre syllabes, sans mystère, et achève d'embaumer ces mot des plus gidiens...
Poussée par l'ignoble, tirée par un bonheur divin, mais sincèrement isolée dans son moment par sa nature d'effort d'attention, la phrase gidienne se bande dans une expérience tout à la fois intime et spectaculaire, par laquelle l'auteur s'épanouit, "sème à tout vent" sa langue inimitable. Cet instant de solitude partagée, c'est selon moi le sommet de l'action chez André Gide, le point F de notre ruban. Dès que Gide le dépasse, il se sent droit au repos, il a la conscience en paix; il a bien travaillé.
Réduire sa liberté et sa sincérité
[...] Et même, dans la nuit d'hier, l'abondance de ma pensée, l'intérêt, l'attente, la joie m'emplissaient, me gonflaient au point d'empêcher le sommeil. \ Enfin cédant à l'appel, je me suis remis à lire et à écrire avec délices.\ De nouveau j'éprouvai que mon bonheur était d'autant plus grand que ma liberté plus réduite[75],
écrit Gide, un peu après le point F, lorsqu'il essuie sur son front la sueur, et qu'il est fier d'être admirable. Convenons de désigner cette pause par la lettre G. Gide parle ici d'un bonheur du passé, dépassé par sa conscience qui l'a transformé en thème et relié à une généralisation qui le précédait. Même si le travail qui l'absorbait pendant la nuit n'était pas encore achevé, le regard critique qui juge le bonheur y mettrait un certain terme. Nous sommes à l'étape du récit du bonheur. La flèche est tirée, Ulysse reprend place dans tout ce qui entoure le geste de décocher: l'arc, le soleil, Pénélope, la royauté. Au lendemain d'une nuit de travail, qu'est-ce donc qui frappe Gide? Le fait que son travail lui était imposé: "intérêt", "attente", "appel", insomnie, sentiment d'un pensée "gonflée", autant d'indices d'une présence étrangère requérant impérativement l'attention du dormeur. Or Gide se soumet joyeusement à cette oppression nocturne du devoir d'écriture. Il en tire d'ailleurs un profit substantiel: quelques lignes probablement admirables, du bonheur, et l'occasion d'en parler le lendemain. Un lecteur moins bien intentionné que le précédent pourrait toutefois choisir de ne pas se pâmer devant la présente citation; il remarquerait alors une diminution de cet effort de volonté que nous avons jusqu'ici lié au travail littéraire.
Que peut mériter Gide au terme d'un travail imposé? Encore beaucoup, sans doute, puisqu'il a dû, une fois réveillé, bander lui-même sa phrase, s'efforcer de bien faire. Mais ce n'est pas ce dont il nous parle, ni non plus de l'héroïsme de Münchhausen ou de la difficulté qu'il y a à se purger de ratiocinations trop prégnantes, comme celles qui donnèrent Geneviève: "mon bonheur était d'autant plus grand que ma liberté plus réduite", telle est la vérité du 31 octobre 1929. Gide a donc la soumission joyeuse, du moins parfois, quand il parvient à s'expliquer cette dépossession comme l'équivalent d'une délégation, quand il y cède même si elle le réveille.
Mais il ne faut pas perdre de vue que l'explicitation de ce bonheur nécessite une objectivation de la limitation de la liberté. Il voit qu'il n'est pas libre. En généralisant, en accordant valeur de loi au lien qui relie contrainte et bonheur, Gide franchit calmement un seuil qui l'éloigne de l'expérience d'une écriture éprouvante. Toute la valeur hétérogène de l'effort, toute la sincérité du risque personnel se voient diminuées par cette intégration de la contrainte au sein d'une compréhension supérieure de l'activité d'écriture. Le piège angoissant des ratiocinations menant à Geneviève n'offre plus aux forces de l'écrivain la même résistance. Pour parvenir au bonheur de l'écriture, Gide n'a plus à se purger de ces ratiocination: désormais, il travaille avec ce qui limite sa liberté.
La situation que je décris ici est évidemment instable. Tant que Gide s'émerveille devant le paradoxe (comme à propos de Münchhausen) et lui accorde humblement de rendre compte d'une recette d'apprenti sorcier, la sincérité n'a pas à être mise en cause. Mais lorsque la recette se transforme en une loi générale, apaisante, le lecteur aimerait interpréter cette mainmise sur l'hétérogène comme un erreur ou comme un bluff. La sincérité du passage est mise en question et on sent que le filet, dès qu'il n'est plus un piège sur l'oiseau, doit protéger l'acrobatie d'un clown: "la classe ne peut pas être membre d'elle-même", nous a appris Russell. Nous reviendrons plus tard plus en détail sur l'attitude de Gide devant le paradoxe. Pour l'instant, il faut voir que "mon bonheur était d'autant plus grand que ma liberté plus réduite" est une phrase qui peut se trouver sous la plume de Gide et qu'elle témoigne d'un état d'esprit apparemment capable de com-prendre une loi pourtant ressentie comme un phénomène extérieur. La prochaine étape de notre parcours nous mènera dans la province des assertions qui optent clairement contre le témoignage d'une maîtrise, en faveur de celui d'un sentiment d'oppression. La loi était incarnée par Gide lorsqu'il était au coeur de l'action puis, lors du récit du bonheur, elle a été objectivée et acceptée. A l'étape suivante, la loi continue d'exister, mais elle est ostensiblement évacuée du centre de la vie.
Se préoccuper
La préoccupation. Mot admirable. L'oeuvre d'art ne peut germer, croître et s'épanouir que dans un esprit non pré-occupé[76].
La préoccupation, à l'encontre de ce que ce mot semblerait indiquer, doit prendre sur le ruban de la pensée gidienne une place postérieure à l'action par excellence que constitue l'acte de bander la phrase -précisément, c'est le point H que je lui assigne. On se souvient que l'aiguisage d'une lame servait d'image à la préparation de cet acte: l'action préoccupante, à l'inverse, semble user son noble fil en pure perte, par une tâche roturière. Essentiellement adventice (le Robert cite Gide à ce mot), la préoccupation doit être définie en regard d'une action plus naturelle, d'un devoir supérieur, et qu'elle empêche d'aborder.
Typiquement, la préoccupation, c'est la correspondance (ou toute besogne domestique, secondaire), dont Gide s'acquitte à contrecoeur parce qu'il aimerait mieux consacrer son temps à son oeuvre. L'oeuvre passe en importance n'importe quel travail et, pourtant, Gide ne s'attelle au travail littéraire qu'après s'être mis en paix avec les autres obligations:
Odieux affairement de ma cervelle. Un essaim de menues occupations, harcelantes autant que des mouches, dont on ne peut se délivrer qu'elles ne vous aient pompé la cervelle. Je n'obtiens pas de moi de me mettre au travail avant d'être quitte envers elles; et, comme sans cesse il en vient de nouvelles, je ne travaille plus du tout[77].
Cet esclavage ruineux sous-tend un rapport à la loi fort différent de tout ce que nous avons vu jusqu'ici. Les "mouches" exigent une attention qu'elles soutirent sans même l'accord du travailleur. Il va de soi qu'elles dérangent, et Gide n'a besoin de rien leur accorder: elles parviennent d'elles-mêmes à s'installer, comme un prurit, et leur autorité entre en compétition avec les sphères supérieures de la volonté du sujet. A cette hauteur, le je de Gide ne dispose plus que d'un pouvoir de lobbying: "je n'obtiens pas de moi de me mettre au travail" dit-il, faisant entendre qu'une partie de lui-même aimerait bien faire la sourde oreille aux devoirs de la politesse ou de l'économie domestique.
On comprendra encore mieux la vraie nature de la préoccupation en la comparant à l'angoissant devoir d'être et de paraître heureux, ou au mode mineur de ce devoir qu'est la ratiocination. En devenant une obligation banale, une préoccupation parmi d'autres, le devoir s'est éloigné de Gide jusqu'à ne plus participer à l'entreprise de création de l'écrivain. Aucune sincérité n'habite la préoccupation, aucun texte n'en provient; elle n'est pas un fonds, elle est une surface, elle est un obstacle. Quand Gide parvient, au terme d'une épreuve, à se purger de son angoisse, il crée à la fois du bonheur et une oeuvre; il ajoute à l'univers sa contribution personnelle. Quand il parvient à se débarrasser du parasitage de la préoccupation, Gide s'est peut-être rapproché du bonheur sur le plan horaire (puisque les corvées doivent être accomplies un jour où l'autre), mais pour ce qui est de l'état de sa pensée, il faut convenir qu'il s'est éloigné du bonheur:
Les heures du matin sont les meilleures. Si je les laisse prendre par la conversation, la correspondance et l'affairement, toute ma journée s'en ressent, est perdue[78].
La soumission aux corvées matinales n'est plus vécue comme une humble participation à l'avènement de l'Humanité, comme c'était le cas dans l'état d'esprit moral et décent qui lui faisait louer Dieu pour l'obligation d'allumer le feu de la Petite Dame. Le geste de la corvée, vidé de tout investissement et de toute signification, est devenu une pure formalité prescrite par "les autres" dans ce qu'ils ont de moins distinct pour le Journal, de plus anonyme.
Il arrive parfois que leur caractère formel rende certaines tâches naturellement peu propices à l'investissement personnel et à la signifiance morale. Pour être des préoccupations, il manque simplement à ces tâches d'être imposées à Gide par quelque obligation. Comme elles ont sur l'attention un effet aussi dévastateur que les "mouches", Gide a parfois recours à elles lorsqu'il désire se distraire; c'est le cas notamment de cette anti-écriture qu'est la traduction:
Je donne le meilleur de mon temps à la traduction de Hamlet. Ce travail seul parvient à me distraire un peu de l'angoisse[79].
Ce hobby façon Gide nous donne l'occasion d'insister sur la grave division du sujet que la préoccupation sous-tend, car pour Gide la traduction nécessite
[...] cette mauvaise habitude de dissocier la forme et le fond, l'émotion et l'expression de l'émotion, de la pensée, qui devraient demeurer inséparables[80].
Bien sûr, nous ne sommes pas surpris de voir une fuite devant l'angoisse, une lâcheté mener à une "mauvaise habitude", à ce qui ne devrait pas se produire. C'est parce qu'elle est presque une préoccupation que la traduction est presque répréhensible: comme la préoccupation, elle n'est, par rapport à l'intimité gidienne, qu'un travail de surface. La traduction est un effort dont la noblesse non avenue pour le traducteur retourne toute au texte original qu'elle sert inévitablement mal. A ce travail éminemment périphérique (comme doit être adventice toute préoccupation), on pourrait reconnaître une vertu éducative semblable à celle de l'aiguisage du goût sur la difficulté de Stendhal, seulement Gide nous en détourne en y voyant une "mauvaise habitude".
Il semble donc hors de question de chercher le bonheur dans un approfondissement des travaux de la famille "préoccupante". La division du sujet qu'ils impliquent les rend incompatibles avec la création d'une oeuvre et d'une personnalité d'écrivain. Mais cette division n'appartient que faussement à la préoccupation. En réalité, elle n'est possible qu'à travers le regard d'un Gide qui commence à rechigner, à laisser voir du contrecoeur, à désirer à la fois deux objets différents. Le premier de ces deux objets, c'est le travail littéraire, la fête de la présence. L'esprit préoccupé se sent privé de cette fête, et il tend vers elle de toutes ses forces, en abattant le plus possible de préoccupations: il rédige une lettre, puis une autre, attache ses lacets, se couvre d'un châle... Chacun de ces gestes est un arbre qui cache la forêt, sur lequel Gide s'épuise.
Le second des objets qu'il désire, c'est le repos, la paix, la fin de toutes ces mouches qui l'empêchent de travailler et qu'il se doit d'abattre. Il doit cela à son oeuvre, à sa propre vérité, parce qu'il se respecte, qu'il connaît son devoir. Obtenir congé des missives et puis se mettre à l'oeuvre, troquer un repos contre un travail: Gide ne voit pas, lorsqu'il est préoccupé, que la seule manière de rejoindre le bonheur serait de redonner du sens aux gestes qui n'en ont pas assez.
Se préoccuper des autres
A côté des préoccupations "adventices", la sympathie apparaît comme une préoccupation particulière et qui vaut d'être traitée à part. Avant de devenir une préoccupation, la sympathie est une relation privilégiée qui permet de se reconnaître dans les autres. Expérience de réception, de contact, de conscience, la sympathie est le premier motif à nous faire vraiment pénétrer dans la sphère qui sera celle de la contemplation -elle reçoit donc la position I de notre ruban-, et cela explique qu'elle fonctionne assez indépendamment de la loi de la décence, comme on peut le voir dans cette citation de 1930:
[...] Je crois qu'il est certaines portes que seule la maladie peut ouvrir.[...] Ceux qui n'ont jamais été malades sont incapables d'une vraie sympathie pour une quantité de misères[81].
La sympathie que la maladie permet est une annulation de la distance, de l'exotisme sans lequel la misère ne peut plus faire partie du trou noir de l'angoisse où nous l'avions trouvée précédemment. Oubli de ce que l'on se doit à soi-même, elle est un regard courageusement détourné de soi, posé vers l'extérieur, et qui trouve sa puissance dans la découverte chez autrui d'une identité d'expérience spéculaire et apaisante. Relation toute positive, la sympathie procure une confiance qui ne répond plus à aucune angoisse morale; par la force de sa propre nécessité, elle s'ajoute là où nulle sombre intrusion n'avait créé de vide et donne alors l'impression d'être une expérience nécessaire pour elle-même et tout à fait libre du reste de l'économie de la pensée. Pour Gide, dire "j'ai fait ceci par sympathie", c'est mettre un terme aux recherches, à n'importe quelle recherche, par une justification parfaitement suffisante, comme on le voit dans ce passage où il règle de la sorte l'éternelle question "des sources":
Ce n'est pas peur de me tromper, c'est besoin de sympathie qui me fait rechercher avec une inquiétude passionnée l'appel ou le rappel de ma propre pensée en autrui; qui me fit, dans mon article sur l'Allemagne, étayer mon opinion par des citations de Thibaudet et de Curtius; qui me fit enfin traduire Blake et présenter ma propre éthique à l'abri de celle de Dostoïevsky. Ceux en qui je reconnais ma pensée ne se fussent pas trouvés là, je doute si ma pensée en eût été beaucoup gênée - mais son expression eût peut-être été différente. [...][82]
Gide n'accepte de retrouver dans l'oeuvre de ces auteurs que la forme d'un fond qu'il aurait possédé dès avant leur rencontre. L'insularité de la sympathie dans la pensée gidienne pourrait s'expliquer ici par la qualité fondamentale des substances que la sympathie met en communication: lors d'une lecture de Thibaudet, Curtius, Blake et Dostoïevsky, ce n'est rien de moins que l'"opinion" de Gide, sa "propre pensée", sa "propre éthique" qui entrent en contact avec leur homologue extérieur. Mais de telles expressions me forcent à reconnaître que le domaine de la sympathie n'est pas un sous-ensemble de la pensée, mais sa totalité informe. C'est Gide lui-même qui est une île, qui sympathise, et sert de garantie immédiate aux justifications. Pour sympathiser avec la misère, la maladie fournit une clef, tout comme elle a fourni à Gide l'élan qui produisit ses Nourritures terrestres[83]. En fait, cette "clef" est une expérience très générale qui affecte profondément la vie, comme une conversion, un grand amour, un deuil important ou un voyage. Seules les expériences de cette classe peuvent affecter la sympathie, et c'est pourquoi je m'étonne de voir souvent Gide traiter la sympathie comme une préoccupation, comme il le fait ici:
A Cuverville depuis deux jours. Repos. Du reste depuis huit jours j'ai repris un peu d'assurance. Ma fatigue affreuse venait, je crois, de rester exposé à la sympathie tout le long du jour. Au "Foyer franco-belge", pas un instant de solitude où reprendre sa forme personnelle et se détendre. Je me sentais bu par autrui[84].
Dans cette note, Gide n'accuse pas la quantité des tâches qu'il accepte de remplir, mais leur caractère public. C'est sa propre "exposition" qui forme écran, sa propre présence sympathisante qui cause son absence intime.
En thématisant la sympathie comme objet de préoccupation, Gide franchit une étape importante. Tant que l'attention était dirigée vers le devoir de répondre à des lettres ou à mille autre préoccupations adventices, et même si celles-ci étaient intimement liées à une recherche de la sympathie, Gide restait divisé entre deux devoirs, deux buts apparemment extérieurs à lui-même et faussement susceptibles d'être rejoints l'un après l'autre. Lorsque Gide pointe du doigt le rôle de la sympathie dans sa propre pensée, il la présente aussi comme une préoccupation, mais le second des deux buts qui fondent la préoccupation n'est plus ce travail littéraire qui paraissait un devoir supérieur: c'est désormais la propre identité de Gide. Sans doute, le devoir littéraire doit sa supériorité à la faible distance qui le sépare, dans la pensée, des motifs cardinaux de sa philosophie: à l'acte d'écrire Gide associe facilement, de mémoire, l'expérience transparente d'un bonheur en accord avec tout l'univers. En ce sens, l'acte d'écrire implique déjà une grande partie de l'identité gidienne. Mais ce bonheur d'écrire reste, vu à partir de la préoccupation, une réalité médiate, à la fois par sa nature langagière et par son absence affligeante. Quand la sympathie se met à occuper l'avant-scène de la préoccupation, l'objet qu'elle empêche de rejoindre est un je, certes amoindri, mais toujours présent. Devant les miséreux du Foyer franco-belge, Gide ne rêve pas d'écrire, mais de se retrouver lui-même, de reprendre des forces, de se recomposer. Dans sa diminution, il se recroqueville, s'isole à Cuverville où il reprend une "forme" qui lui est plus "personnelle". C'est donc à la suite d'une épreuve, à l'occasion d'une mesure, qu'il arrive à habiter une forme sinon clairement homogène, du moins assez totale pour être liée à la sympathie. Différente de la préoccupation adventice, qui implique une division du sujet, la préoccupation sympathisante nous dirige vers la recomposition d'un sujet désormais exclu de la Création. Mais avançons encore, cela s'éclairera.
Exaspérée, sa préoccupation -sympathisante ou adventice- peut acquérir une puissance telle que Gide se mette à douter de sa capacité à retrouver, au-delà de tout sacrifice d'effort et d'horaire, la paix de l'âme des grands jours d'écriture. Dans ce cas, c'est l'unité de sa personne qui se trouve mise en jeu, et le réflexe de Gide, qui n'est pas suicidaire, c'est de retirer du tapis une mise qui risque son plus cher capital: il opte pour la fuite.
S'enfuir vers soi
La fuite, c'est la prochaine étape de notre parcours. Elle survient dans le Journal comme objet de souhaits ou de projets qui suivent quelque plainte concernant les préoccupations envahissantes. Repos, voyage, paillardise, désengagement, silence, voilà les directions que se propose la fuite gidienne et qui tendent toutes vers une indétermination de la personne, de sa langue et de son action:
[...] mais toutes ces préoccupations d'hier m'habitent encore et je ne prends intérêt à rien d'autre. Je ne parviens pas à désengager mon esprit. Dès que je ne suis plus requis par quelque occupation précise, je me sens vague, errant, désoeuvré. Je voudrais oublier tout; vivre un long temps parmi des nègres nus, des gens dont je ne saurais pas la langue et qui ne sauraient pas qui je suis; et forniquer sauvagement, silencieusement, la nuit, avec n'importe qui, sur le sable...[85]
En ce 13 mai 1937, Gide n'a devant lui aucun véritable projet d'écriture; il se contente donc de garder en son esprit un certain mouvement de surface, pour éviter de sombrer dans le "vague", l'"errant". Mais ces catégories n'apparaissent plus à Gide à-travers la distance d'une ignorance anxiogène. Le désoeuvrement est au fond son état présent, et son souhait -"Je voudrais oublier tout"- marque clairement que l'horreur de l'ignoble est désormais vécue comme une attirance vertigineuse. Bien sûr, "ignoble" n'est pas le mot que Gide emploie ici, mais "forniquer sauvagement" donne au souhait, grâce à une exagération contrôlée, presque la valeur d'un défi, d'une conjuration. Un travail d'apprivoisement se produit sous nos yeux quand Gide confie de telles lignes à ce Journal qui en a vu bien d'autres, mais qui pourtant n'est pas habitué à les voir si salées. C'est que la fuite ne fait pas qu'éloigner Gide d'un présent insupportable: elle doit aussi le rapprocher d'un ailleurs préférable. Car il y a une position que Gide n'adopte jamais dans la durée: celle du révolté, du colérique. Quand il quitte un des pôles de sa réflexion, la poussée qu'il lui inflige n'est jamais aussi puissante que l'attraction fournie par le pôle opposé, et c'est là l'essence de la fuite gidienne.
Mais il y a dans le Journal des départs où cette attraction, cet apprivoisement de la pulsion de mort ne joue pas un rôle explicite. Ce sont les cas où la mort est invoquée par son nom propre, sans qu'aucune médiation ne parvienne à insérer de l'espoir entre un désir de libération, civilisé, et le véritable objet de ce désir. C'est ce qu'on peut lire dans l'extrait suivant, daté du 8 juin 1948:
[...] J'aurais admirablement travaillé si toute ma matinée (il est midi et demi) n'avait été mangée par la correspondance [...] je me sentais, certains jours, déjà tout décollé; ceci pourtant me retenait: l'impossibilité de faire comprendre, de faire admettre, la réelle raison d'un suicide: comme ça du moins on me laissera tranquille, on me fichera la paix. Mais partir en voyage... dès le marche-pied du wagon, quel soulagement de se sentir hors d'atteinte, libéré. [...][86].
Gide dit qu'il se sent "décollé", qu'il aspire à la "paix" de la mort, après quoi un voyage en train semble constituer, pour un coût moindre, un substitut digne d'espoir. Or quel serait le coût véritable d'un suicide? -"l'impossibilité de se faire comprendre", et c'est un prix trop élevé. Même dans ce geste ultime dont le sens véritable est un "fichez-moi la paix" adressé à la ronde, Gide désire être compris, comme si son départ en soi ne lui assurait pas cette paix. En effet, une accusation de lâcheté, ou tout autre interprétation supplémentaire, s'imposerait en contresens du geste désintéressé par lequel Gide aspire à s'extraire du pénible labyrinthe des préoccupations. Le geste muet s'avère être une impossibilité: toujours, autrui charrie ses suppléments de sens au coeur des assertions qu'un auteur lui propose; inévitablement, les on-dit survivent pour intégrer au verbe les "je-fais" silencieux.
Gide, qui a compris cela, refuse de perdre le contrôle de la lisibilité de son existence. Le suicide, ce n'est pas son style. Gide bande ses phrases tout autrement, par des torsades d'efforts et d'abandon, des retenues dans la débauche, ou des bonheurs dans la difficulté. Fidèle à lui-même, il opte donc pour une fuite mieux contrôlée, un voyage.
La fuite dans l'indistinct trouve une limite dans le refus du suicide. Il m'apparaît crucial de remarquer que cette limite est imposée à Gide, selon son Journal, par la simple crainte d'un qu'en-dira-t-on: il lui semble impossible "de faire comprendre, de faire admettre" un suicide. Au-delà du travail, plus loin que les distractions et même après la débauche, que reste-t-il pour rattacher à la vie un Gide indifférent et fatigué? la décence, le respect des apparences sur lesquelles les autres le jugeront. En tenant compte du désir de subsister par son oeuvre dans la mémoire des hommes, que Gide confie au Journal à quelques reprises, on pourrait interpréter son ultime souci de la décence comme une précaution volontaire visant à garantir son existence posthume, à lui assurer une survie aussi véritable que possible. Plutôt que vers sa fin, je préférerai toutefois orienter mon explication vers l'origine de l'écrivain et de l'oeuvre, et voir dans le regard d'autrui une des sources de la confiance de Gide. Nous avons vu, à l'extrême droite de la pensée gidienne, le geste d'écrire servir de borne d'ancrage à sa personne. En cheminant vers la gauche, c'est une seconde borne servant au même usage que nous découvrirons peu à peu dans le rapport que Gide entretient avec les autres.
Gagner un havre dans l'amour, séduire
Un extraordinaire, un insatiable besoin d'aimer et d'être aimé, je crois que c'est cela qui a dominé ma vie [...][87]
Dans son Écrivains de toujours, Claude Martin commente ainsi cette citation du Journal:
Il [Gide] semble en tout cas avoir découvert qu'au-delà du narcissisme dissolvant, c'est en étant aimée que la personne peut recouvrer le sentiment de son unité[88].
La dissolution dont il parle, c'est celle d'un Narcisse devenu l'insaisissable Protée: "Il ne s'attache à rien; mais rien n'est plus attachant que sa fuite [...] Il prend la forme de ce qu'il aime" cite encore Claude Martin, des Faux-Monnayeurs cette fois. Il convient bien au vieux Protée de se sentir "bu par autrui" à force d'épuisantes sympathies. Et comme le sait Claude Martin, c'est en effet en retournant à Cuverville, auprès de celle qui l'aime, que le Gide dispersé du Foyer franco-belge parvient à retrouver sa "forme personnelle".
Comme nous l'avons vu lors de l'explication de la noblesse, Madeleine est venue remplacer sa mère comme incarnation de la loi de la décence. Pour Gide, l'ultime sympathie et le qu'en-dira-t-on final sont réunis à Cuverville dans cette femme qui fournit à sa personne le plus stable des étalons. Mais Gide a plusieurs cordes à son arc, et l'on comprend que les deux femmes de sa vie n'ont pas pu servir à les bander toutes. Je crois qu'il est inutile de trop restreindre la portée de l'affirmation de Claude Martin: "c'est en étant aimée que la personne peut recouvrer le sentiment de son unité", cela peut aussi s'appliquer, à des degrés variables, à la mère, à l'épouse, au compagnon de voyage, au partenaire sexuel ou à l'ami.
L'apprivoisement de l'angoisse que nous avons remarqué dans le geste de la fuite gidienne (par une tendance à désirer l'indétermination, le relâchement, la débauche) peut être retrouvé ici encore, au sein de l'amour, lorsqu'une sympathie réciproque a fait naître la confiance nécessaire au geste de l'abandon. A ce point, Gide ne regimbe plus contre la loi: il s'y confie, pour un bref moment, un instant mille fois répété au terme duquel doit revenir la crainte de se perdre par sympathie, d'être "bu par autrui":
Mon tourment est plus profond encore; il vient également de ce que je ne puis décider avec assurance: le bien est ici, de ce côté; le mal est là. Ce n'est pas impunément que, toute une vie durant, mon esprit s'est exercé à comprendre l'autre. J'y parviens aujourd'hui si bien, que le "point de vue" où il m'est le plus difficile de me maintenir, c'est le mien propre. Dans cet état de flottement où je demeure, ce qui décide, trop aisément, c'est la sympathie. [...][89]
A lire de tels passages, on peut être tenté de prendre pour acquis que les gens viennent à Gide sans qu'il ne lui en coûte d'autre effort que celui de modérer la générosité de sa sympathie: dans son "état de flottement", Gide s'adapte peut-être très bien à n'importe qui, mais encore lui faut-il quelqu'un à qui s'adapter. Cette recherche, la séduction, possède une place particulière dans le Journal, au sein d'une boucle d'expériences réunissant un échange de confiance et un partage de plaisirs. C'est à cet endroit que je pose le jalon J de notre voyage qui, passant de la fuite à la séduction, nous entraîne vers une nouvelle autonomie du sujet, un Gide de plus en plus solide.
La séduction est avant tout un travail des apparences, un marchandage de vérités qui est intimement lié au devoir que Gide s'impose d'être et de paraître heureux. On se souvient que ce devoir trouvait son aboutissement, grâce à l'écriture, dans un partage du bonheur qui permettait à l'oeuvre personnelle de participer à l'avènement de Dieu sur terre. Il faut voir maintenant que le Journal parle souvent du partage en des termes qui décrivent peut-être moins un devoir moral qu'un besoin personnel, comme ici, en 1930: "L'insupportable bonheur dont on serait seul à jouir...[90]", ou ici encore, en voyage, en 1931:
[...] Les premiers rayons rosissaient les maisons du port [...] J'avais besoin d'un compagnon tout jeune, qu'eût ému, lui du moins, la découverte de ce qui m'a tant ému jadis [...] Sans doute mon exaltation était-elle encore plus vive que celle des autres passagers; mais cela pouvait-il me suffire? J'ai vis-à-vis de moi des exigences...[91]
Gide nous dit ici que, devant la marine qu'il décrit, la compagnie d'un tout jeune aurait augmenté une exaltation qui n'a pas satisfait aux exigences qu'il tient "vis-à-vis" de lui-même. De vis à vis, entre Gide qui jouit et Gide qui régente, il faudrait donc insinuer le spectacle de l'émotion d'autrui; cela tairait les exigences, réunirait Gide dans l'unité d'un bonheur proprement désaltérant. Au plus près des exigences gidiennes, je veux coincer le jugement de l'autre, cet autrui spectaculaire dont aucune sympathie ne peut annuler la liberté. Selon la citation précédente, autrui ne compte pas quand il est "les autres passagers", une masse synthétique dont le jugement supposé ne peut pas revenir influencer le vis-à-vis gidien, pour la bonne raison qu'il en a toujours fait partie. Cette exclusion est importante, puisqu'elle précise l'influence probable du destinataire littéraire dans l'expérience du bonheur partagé: comme l'ensemble des passagers, le groupe des lecteurs de Gide ne doit pas posséder la même valeur spéculaire qu'un individu en chair et en os. Nous reviendrons sous peu au rôle de l'écriture dans l'entreprise de la séduction, mais cherchons d'abord à mieux comprendre l'intervention d'un autrui singulier dans l'expérience du bonheur. On trouve dans Si le Grain ne meurt le passage suivant, qui me semble propre à décrire une telle intervention. Gide n'a pas dix ans, il est à Uzès où, un an plus tôt, il a découvert, inaccessible dans un noeud de bois, une bille que la vielle Rose lui révèle avoir été glissée là par son père bien des années plus tôt. Pendant l'année, Gide s'est laissé pousser un ongle exprès pour l'atteindre, ce dont sa mère s'est moqué. Il vient tout juste de retirer la bille:
Mon premier mouvement fut de courir à la cuisine et de chanter victoire; mais, escomptant aussitôt le plaisir que je tirerais des félicitations de Rose, je l'imaginai si mince que cela m'arrêta.[92]
Tourné tel qu'il l'est, ce passage donne à lire que Rose l'aurait certainement félicité, mais aucune attention n'est accordée à la qualité de ces félicitations. Seraient-elles chaudes ou tièdes? Peu importe: de toute façon, c'est son avis concernant son propre plaisir qui est en cause. Peut-il tirer plaisir de cette félicitation? Il répond non, et ce n'est pas parce qu'il aurait disqualifié Rose comme juge. C'est l'épreuve elle-même qui a été invalidée. Sa mère s'est moqué de lui, et cela a modifié ses exigences vis-à-vis de lui-même. Il a compris que, devant son exploit puéril, les félicitations d'un adulte mêleraient inévitablement quelque peu de condescendance à leur sincérité. Dans les lignes qui viennent immédiatement après "cela m'arrêta", Gide, un peu vieilli, parvient à s'expliquer son nouvel état sans responsabiliser Rose ni sa mère, sans même tout à fait renier son enthousiasme passé:
Je restai quelques instants devant la porte, contemplant dans le creux de ma main cette bille grise, désormais pareille à toutes les billes, et qui n'avait plus d'intérêt dès l'instant qu'elle n'était plus dans son gîte. Je me sentis tout bête, tout penaud pour avoir voulu faire le malin...[93]
Gide, dont le premier mouvement avait été de courir pour partager sa joie, retourne ici dans le passé pour visiter à nouveau cette seconde qui suivit la victoire: la bille "n'avait plus d'intérêt dès l'instant qu'elle n'était plus dans son gîte". Cette reprise donne à Gide l'occasion de véritablement s'approprier sa nouvelle exigence, par une explication en elle-même digne d'intérêt: il n'avait pas compris que la vraie nature de cette bille singulière ne résidait pas dans sa substance mais dans sa localisation. C'est, certes, une leçon assez difficile pour faire admettre la honte de ne pas l'avoir prévue dès l'époque où il laissait pousser son ongle "malgré les moqueries de maman et de Marie".
Dans cet extrait, Gide est parvenu, grâce à une explication satisfaisante, à intégrer une inhibition étrangère à ses exigences personnelles. Cela lui a permis d'éviter l'humiliation de félicitations insignifiantes; jusqu'à un certain point, cela lui a évité de décevoir une personne adulte dont il désire l'admiration. Mais on ne peut manquer d'observer en passant que cette opération a provoqué chez Gide un sentiment de honte. Un tel ajustement d'exigences, vécu avec plus ou moins de culpabilité, se trouve au centre d'un grand nombre des séductions entreprises par Gide, comme on le voit ici, en 1928, lorsqu'il prépare un voyage avec Marc Allégret:
Je crains, en l'emmenant là-bas, de lui rendre un mauvais service et de le déshabituer définitivement du travail. C'est le plaisir, le bonheur d'être avec lui qui m'entraîne là-bas, plus encore que la curiosité des terres lointaines. Cette félicité, à laquelle je cède, fausse gravement ma pensée. C'est pour lui, pour conquérir son estime que, j'écrivis les Faux-Monnayeurs, de même que, tous mes livres précédents, c'était sous l'influence de Em. ou dans le vain espoir de la convaincre. Urgent besoin de solitude et de ressaisissement. Il ne s'agit plus de séduire autrui, ce qui ne va jamais sans concessions et sans une certaine duperie de soi-même.[94]
Nuire à Marc, convaincre Em., se duper soi-même, ce sont des gestes qui virevoltent dans une chute heureuse et coupable, jusqu'à ce que les forces manquent et qu'un besoin de solitude se fasse sentir avec urgence. Il faut voir que le travail littéraire n'est pas du tout présenté ici comme l'au-delà d'une préoccupation nommée Marc ou Em. Singularisé, réduit à deux personnes réelles, ce public lecteur joue en effet un rôle positif dans le travail d'écriture. Ce sont eux qui se glissent en Gide, au lieu du groupe insuffisant des "passager", et fournissent à ses "exigences" un défi vraiment engageant, et donc susceptible de prendre part à une épreuve littéraire véridique. Marc et Em. ne sont pas gens du peuple d'Ithaque; ils sont comme la Pénélope dont un exploit viril séduira l'affection. Vis-à-vis d'eux, la mise n'est pas une couronne, qui n'est jamais qu'un symbole publique. C'est son identité intime que Gide met en jeu lors de la séduction, et l'authenticité de ses écrits, que je mettais en doute lors du récit du bonheur, c'est Gide lui-même qui la questionne ici en soupçonnant de "concessions", de "duperies" la séduction qui a motivé sa plume pendant tant d'années.
La grande faute inhérente à la séduction, c'est le détournement. Le séducteur et sa victime se voient tous deux entraînés sur une pente étrangère, descendante, ce qui enfume le miroir qu'autrui glisse au sein des vis-à-vis exaltés. Quand un partage se produit où Gide prend sa part, quand rien ne le retient d'aller "chanter victoire" devant quelqu'un qui lui remet une admiration valide, Gide revient plus certain que jamais de la qualité de sa joie. Et, en même temps, il a plu à autrui, l'a séduit, s'est assuré son concours pour de futurs plaisirs. Mais, chaque fois, Gide risque la honte solitaire qui le fit rougir devant la bille dénaturée, la honte qui lui fait craindre la vision d'un Marc définitivement déshabitué du travail. Et lorsqu'il en vient, comme ici, à se perdre même dans ses relations les plus intimes, lorsqu'il laisse le doute se propager jusqu'au fondement de son oeuvre, lorsqu'il se cherche plus loin que les préoccupations adventices, plus loin que les sympathies, plus loin encore que le vis-à-vis d'où provient son exigence singulière, à quelle source Gide peut-il donc abreuver sa solitude altérée? Ici, au point K, c'est une expérience très profonde que je veux situer à l'origine de l'identité gidienne, une expérience, aussi, de plus en plus étanche à l'opinion d'autrui. Nommons-la dès avant que de l'expliquer: c'est la sensation de vivre un jeu.
Les naissances du je dans la fissure du monde
Le même jour de 1928 où il écrit "Il ne s'agit plus de séduire autrui", Gide ajoute dans son Journal:
Il faut accepter que ma route s'éloigne de ceux vers qui mon coeur s'incline; et même reconnaître que c'est ma route à ceci: qu'elle m'isole.[95]
L'isolement de Gide devant le reste du monde est l'un des motifs les plus récurrents du Journal. Vécu parfois comme le sentiment d'une différence de nature ou de personnalité qui singularise Gide, vécu parfois comme l'expérience d'un décalage dans sa perception de la réalité ambiante, cet isolement par lequel Gide se reconnaît semble fonctionner comme l'origine de son identité. Ce rôle d'origine, je le lui accorde premièrement à cause de la profondeur du lieu où nous le découvrons, au-delà des plus subtils qu'en-dira-t-on et des doutes les plus généralisés. Mais si l'isolement de Gide doit être tenu pour l'ancrage principal de son identité, c'est surtout parce que Gide le donne lui-même pour tel, et à plusieurs reprises, avec une insistance naïve qui n'est pas sans rappeler de loin l'obsession pour l'origine dont témoignent les Confessions et les Rêveries de Rousseau. Voyons donc quelques uns de ces passages fondateurs.
En remontant le temps, on peut lire dans le Journal des dernières années de sa vie, plusieurs marques d'un détachement grâce auquel Gide réussit à envisager paisiblement la mort, comme ici, en 1948:
[...] mais déjà de la mort s'est glissée entre moi et les choses (les êtres un peu moins) et la soudure ne se fait plus. J'ai pris congé; j'ai mon congé; il n'y a pas à revenir[96].
Le passé composé et le "déjà" s'unissent pour laisser croire qu'il y a peu longtemps que "la soudure ne se fait plus" et pourtant, dix ans plus tôt, il écrivait déjà:
J'ai pris congé. Si vaillant que je me sente encore, déjà je considère tout à distance; chaque réveil (surtout ceux d'après sieste) me ramène avec plus de peine d'un peu plus loin [...][97]
Dans Et nunc manet in te, il donne deux origines différentes pour son sentiment de distance, et qui n'ont, quant à elles, rien à voir avec l'imminence du trépas ressentie par le vieillard précédent; la première est due à la rencontre de Em., ce qu'il explique ainsi:
[...] c'est de l'avoir connue qui me fait si souvent me sentir un étranger sur cette terre, jouant au jeu de la vie sans trop y croire, pour avoir connu par elle une moins tangible mais plus véritable réalité [...][98].
La seconde, plus précisément datée, remonte au jour où Em. détruisit toutes les lettres qu'elle avait reçues de son mari:
Par la suite, je ne repris tellement goût à la vie jamais plus; ou du moins que beaucoup plus tard, lorsque je compris que j'avais recouvré son estime; mais, même alors, je ne rentrai plus vraiment dans la ronde, ne vécus plus qu'avec ce sentiment indéfinissable de m'agiter parmi les apparences -parmi ces apparences qu'on appelle réalité[99].
Une réalité "moins tangible mais plus véritable", située "un peu plus loin", procurant un "sentiment indéfinissable", ce ne sont que quelques unes des nombreuses marques du caractère mystérieux de cette origine fuyante. Si l'on remonte encore plus loin vers la naissance de Gide, on peut, grâce au texte de Si le Grain ne meurt, identifier encore quelques origines éloquentes semblablement marquées par un contact avec quelque chose d'inconnu et qui résiste aux mots de Gide.
Il y a, bien sûr, les trois événements que Gide rassemble autour du mot Schaudern, tous trois situés à proximité de la mort de son père. Le moins ancien des trois, Gide le raconte en premier et, de toute évidence, il l'emporte en importance sur les autres; il s'agit du "bouleversement de tout [s]on être, ce soir d'automne, rue Lecat, au contact de l'invisible réalité[100]", lorsqu'il découvrit l'inconduite de la mère de Madeleine. Vient ensuite l'épisode où Gide, dans une crise d'angoisse, s'écrie "Je ne suis pas pareil aux autres!", phrase remarquable entre toutes, lancée vers sa mère comme la bouteille désespérée du plus isolé des naufragés:
On eût dit que brusquement s'ouvrait l'écluse particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue dont le flot s'engouffrait démesurément dans mon coeur [...][101]
Finalement, le premier en date des Schaudern de Gide, antérieur celui-là la mort du père[102], aurait été déclenché par l'annonce du décès d'un petit cousin que Gide ne connaissait qu'à peine:
[...] ce n'était pas précisément la mort de mon petit cousin qui me faisait pleurer, mais je ne savais quoi, mais une angoisse indéfinissable et qu'il n'était pas étonnant que je ne pusse expliquer à ma mère, puisque encore aujourd'hui je ne la puis expliquer mieux[103].
Ces trois épisodes ont, chacun, quelque chose d'une origine: découverte de l'amour, contact vaguement premier avec la mort ou révélation de sa singularité, mais l'origine véritable ne saurait élégamment s'accommoder d'un triptyque. Pour mieux remonter vers d'autres passages fondateurs, je suivrai une trace découverte dans les lignes suivantes, tirées de l'introduction à l'explication des Schaudern. Gide écrit:
Il m'apparaît que j'ai obscurci à l'excès les ténèbres où patientait mon enfance; c'est-à-dire que je n'ai pas su parler de deux éclairs, deux sursauts étranges qui secouèrent un instant ma torpeur[104].
Je trouve dans ces lignes une surprenante inversion des valeurs lumineuses: les deux Schaudern qu'il raconte ensuite sont en effet décrits comme des envahissements indicibles liés à la mort et aux eaux les plus sombres, alors comment peut-il en parler maintenant comme de deux éclairs tranchant sur l'obscurité d'une torpeur initiale? Pour répondre à cette question, c'est le matériau des ténèbres puériles qu'il faut avant tout parvenir à reconnaître: nous verrons en avançant qu'il s'agit de l'ignorance d'une culture adulte réunissant les secrets de l'alcôve et les règles de décence.
Dans la mesure où Gide adopte le point de vue de l'enfant qu'il était, l'intrusion subite de l'étrange réalité des adultes doit être décrite comme un traumatisme déstabilisateur. Mais lorsqu'il introduit son récit, Gide le juge à partir du point de vue d'un expert de la langue. Sous cet angle, ce sont les lumières de la culture qui forment le milieu ambiant. Si ce changement de perspective n'est pas objectivé par Gide c'est, selon moi, parce son "je" continue à savoir habiter, au moment où il écrit son livre, une atmosphère tout aussi bien que l'autre. Mais notre recherche de l'origine n'est pas celle d'un conflit dont les polarités pourraient être inversées à volonté. En voulant isoler une source où le "je" gidien puisse s'abreuver pendant l'absence des gens qu'il aime et des travaux qui le préoccupent, j'ai orienté notre lecture vers la description d'une fissure indicible que Gide ne cesse jamais de traverser à nouveau, mais toujours dans le même sens. A chaque pseudo-origine rencontrée, nous avons vu Gide douter de la réalité "normale", dont il s'est éloigné par un mouvement assez brusque pour ressembler plus ou moins à une naissance. Cette normalité repoussée, c'est celle des autres et du travail, c'est celle du langage, de la culture. Le Gide a-normal qui précède la lumière des Schaudern est aussi le Gide isolé qui a franchi l'indicible fissure, celui pour qui le monde normal manque de réalité. Alors la "mer intérieure inconnue" du jour qu'il s'écria "Je ne suis pas pareil aux autres!" et l'"invisible réalité" de la rue Lecat ne peuvent plus ressembler que faussement à cette réalité "moins tangible mais plus véritable", située "un peu plus loin" et procurant un "sentiment indéfinissable" que nous voyions plus haut: entre les deux, il y a la différence de perspective qui sépare l'adulte décent de l'enfant sauvage.
Si, comme nous l'avons vu plus tôt, Gide n'a jamais connu l'indécence de la misère matérielle, l'enfance l'a par contre vu assumer personnellement quelques bévues tout à fait malséantes, dont Si le Grain ne meurt donne les souvenirs angoissés. Ce sont encore des moments qui s'offrent comme des origines, c'est-à-dire que ces bévues révèlent les points de contact de deux mondes disjoints, dont l'un, plus isolé, moins cultivé, ne connaît rien encore des fruits du pommier. Parmi ces bêtises, les biographes de l'écrivain ne manquent jamais ce renvoi de l'École Alsacienne dont je ne me priverai pas non plus, puisqu'il se présente aussi comme une origine, une "première": l'imposition du tabou sexuel. Avant cette date capitale, Gide se décrit ainsi: "Je dormais encore; j'étais pareil à ce qui n'est pas encore né[105]." Lorsqu'il se masturba en classe, son professeur, dit-il, surprit ses "mauvaises habitudes"
[...] d'autant plus facilement que je ne prenais pas grand soin de m'en cacher, n'ayant pas bien compris qu'elles fussent à ce point répréhensibles; car je vivais toujours (si l'on peut appeler cela: vivre) dans l'état de demi-sommeil et d'imbécillité que j'ai peint[106].
C'est dans cette amorphe masse d'inculture que la réaction parentale vint donner ce qui semble un premier coup de ciseau:
Mais le souci que je voyais qu'avait ma mère, mais ses objurgations, mais le chagrin silencieux de mon père, pénétrèrent enfin ma torpeur, qu'avait assez fort secoué déjà l'annonce de mon renvoi de l'École[107].
Avec son passé simple et son adverbe "enfin", l'action de pénétrer semble avoir lieu ici pour la toute première fois, mais la précision concernant l'annonce du renvoi révèle que Gide se doutait déjà de l'obscénité de son action avant que sa mère ne lui en parle et que le "Vir probus[108]" ne lui impose son puissant silence. Force nous est alors de poursuivre nos recherches.
Il y a encore dans Si le Grain ne meurt le souvenir d'une autre bêtise intéressante; elle précède de peu le renvoi de l'École Alsacienne, mais n'a rien à voir avec les interdits sexuels. Présentée selon le même point de vue adulte que l'introduction à l'explication des Schaudern, cette bêtise est aussi décrite comme l'"un des premiers éclairs de [s]a conscience", ce qui nous permet de l'ajouter à la liste des événements originels. En voici le récit:
Comme je mangeais ce matin-là de fort bon appétit et qu'Anna, avec ses modiques ressources, avait visiblement fait de son mieux: -Mais Nana, je vais te ruiner! m'écriai-je (la phrase sonne encore à mon oreille)... Du moins sentis-je, aussitôt ces mots prononcés, qu'ils n'étaient pas de ceux qu'un coeur un peu délicat pouvait inventer, qu'Anna s'en affectait, que je l'avais un peu blessée. Ce fut, je crois bien, un des premiers éclairs de ma conscience; lueur fugitive, encore bien incertaine, bien insuffisante à percer l'épaisse nuit où ma puérilité s'attardait[109].
La bévue de Gide consiste à rappeler à l'amie de sa mère l'indécence de sa position, qu'elle connaît selon lui assurément trop bien: "Ni la beauté, ni la grâce, ni la bonté, ni l'esprit, ni la vertu ne faisant oublier qu'on est pauvre, Anna ne devait connaître qu'un reflet lointain de l'amour[110]", dit-il ailleurs à son sujet, nous permettant de comprendre combien la misère est opposée dans sa pensée à la sécurité de l'amour. Pour Gide, à cet âge, accéder aux subtilités des manières convenables, c'est apprendre à contourner la misère de quelqu'un dont il veut l'affection. Reconnaître autrui, le prendre en compte, voilà le mouvement par lequel Gide dit acquérir sa conscience. Après l'éclair de la culpabilité, Gide retourne dans sa chambre et peut, seul, mesurer la noirceur des ténèbres ambiantes.
Un dernier souvenir prend assez clairement l'allure d'une origine de l'isolement gidien. Il s'agit de cette fête que donnent en soirée ses parents et que l'enfant se réveille pour découvrir dans la demi-conscience d'un sommeil mal nettoyé:
Et quand je me retrouve dans mon lit, j'ai les idées toutes brouillées et je pense, avant de sombrer dans le sommeil, confusément: il y a la réalité et il y a les rêves; et puis il y a une seconde réalité[111].
Cette "seconde réalité" où se déroule la fête, Gide l'a découverte au prix d'un risque: "On va me punir de ne pas dormir, d'avoir vu", dit-il avoir pensé. Ici encore, comme sur la rue Lecat, la découverte de l'invisible réalité est accompagnée d'une nécessaire culpabilité. Gide associe d'ailleurs ensuite cette réalité aux mystères conjugaux qu'il a plus tard soupçonnés entre le fantôme de son père et sa mère devenue veuve[112]. Et, comme les autres "origines" que nous avons repérées, la découverte de la fête nocturne contient un indice permettant de douter de sa valeur originelle. Il s'agit en l'occurrence d'un "besoin d'épaissir la vie [...] et une certaine propension, aussi, à supposer le clandestin" qui auraient, apparemment, précédé et favorisé l'implantation de la croyance dans la seconde réalité.
Seulement ce "besoin" et cette "propension" ne sont pas, à leur tour, expliqués par le texte, et notre lecture à rebours de Si le Grain ne meurt doit s'interrompre ici. Plus loin, il n'y a plus de ces rencontres avec un monde inconnu près duquel Gide puisse se mesurer. Aucune émotion forte, aucune grave punition, aucun traumatisme n'offre désormais prise au chercheur de conscience. Il reste pourtant plusieurs souvenirs: le plaisir sexuel; l'antipathie envers les bambins du Luxembourg; la morsure impunie infligée à une cousine; la sympathie pour "Mouton", le garçon qui devenait aveugle; les lectures et les promenades avec son père; les premières leçons... Mais, du point de vue de l'enfant, tout cela, en gros, est exempt de honte et de mystère. On pourrait certes aimer trouver dans les premières lectures que lui fit son père la première intrusion des exigences d'autrui[113], mais le passage en question n'offre peut-être pas les garanties nécessaires, même si Gide écrit, à propos de leurs promenades:
[...] comme il [son père] s'occupait de moi rarement, le peu que je faisais avec lui gardait un aspect insolite, grave et quelque peu mystérieux qui m'enchantait[114].
Alors il vaut mieux nous en tenir à le regarder, dans cette enfance antérieure à toute décence, jouer aux billes ou s'émerveiller devant son kaléidoscope. Nous sommes arrivés au point A de notre parcours; c'est avec ces jouets que Gide commence à contempler.
IV- La contemplation jouissive
L'expérience édénique
Dans ces quelques premières pages de Si le Grain ne meurt, Gide n'est pas le Protée que devient Narcisse quand il "sent vaguement en lui, résorbées, les générations humaines qui passent[115]". Il n'est pas non plus le "Narcisse solitaire et puéril[116]", les "bras tendus par le désir", qui ruine le miroir de l'onde par le contact de son baiser -cette erreur par laquelle Narcisse prend conscience de son visage ressemble plutôt aux bêtises dont je parlais plus haut, par lesquelles Gide fit connaissance avec sa propre conscience. Nous sommes à l'âge dont Gide rêvera toute sa vie durant, l'âge muet et sombre où nul éclair n'est encore parvenu, l'âge d'Éden dont Narcisse rêve aussi:
[...] le Paradis n'était pas devenu, -il était simplement depuis toujours[117].
Dans l'autobiographie d'André Gide, ce qui était, depuis toujours, c'est le plaisir sexuel. Il apparaît dès le second paragraphe de l'oeuvre, sous une grande table, partagé avec le fils de la concierge; il fait une toile de fond pour la pensée, ce qui précède toute peinture; il est ce qui n'a pas d'origine:
[...] l'un près de l'autre, mais non l'un avec l'autre pourtant, nous avions ce que j'ai su plus tard qu'on appelait "de mauvaises habitudes". \ Qui de nous deux en avait instruit l'autre? et de qui le premier les tenait-il? Je ne sais. Il faut bien admettre qu'un enfant parfois à nouveau les invente. Pour moi je ne puis dire si quelqu'un m'enseigna ou comment je découvris le plaisir; mais, aussi loin que ma mémoire remonte en arrière, il est là[118].
Antérieure à son nom, la "mauvaise habitude" est donnée par Gide comme pouvant être naturelle, ce qui disculpe le bambin qui s'y adonne dans la sombre innocence de son existence amorale. Le plaisir, "il est là", tout simplement, et le lecteur de Si le Grain ne meurt doit patienter jusqu'au renvoi de l'École Alsacienne pour le voir transformé en un geste explicitement coupable. A l'époque de la rue de Médicis, aucune espèce de honte n'est rattachée par Gide à la présence de plaisir; dans cette scène, sa mère et le fils de la concierge ne sont que figurants. Et pourtant l'on doit remarquer que ces "habitudes" encore ni bonnes ni "mauvaises" se déroulent à l'abri "d'un tapis bas tombant" et que la bonne qui demande aux enfants ce qu'ils fabriquent là-dessous reçoit cette réponse mensongère:
-Rien. Nous jouons. \ Et, continue Gide, l'on agitait bruyamment quelques jouets qu'on avait emportés pour la frime[119].
Ne connaît-il vraiment rien de la honte, l'enfant qui se cache ainsi pour jouer avec son corps? Gide préfère nous laisser juges, et commencer quelques pages plus loin sa longue suite d'origines douteuses. Pour l'instant, il nous détourne: "-Rien. Nous jouons.", écrit-il et, de fait, c'est surtout de jeux qu'il nous entretient par la suite, ce qui ne surprend guère puisque c'est la vie d'un bambin qu'il décrit tout d'abord. Voyons donc quels jeux plus licites donneront bien le change à ses désirs mauvaisement habituels.
Le premier de ces amusements, c'est les billes, avec lesquelles il s'amuse en compagnie de Pierre, son ami imaginaire:
Un petit sac de filet contenait les plus belles billes, qu'une à une l'on m'avait données et que je ne mêlais pas aux vulgaires. Il en était que je ne pouvais manier sans être à neuf ravi par leur beauté: une petite, en particulier, d'agate noire avec un équateur et des tropiques blancs; une autre, translucide, en cornaline, couleur d'écaille claire, dont je me servais pour caler. Et puis, dans un gros sac de toile, tout un peuple de billes grises qu'on gagnait, qu'on perdait, et qui servaient d'enjeu lorsque, plus tard, je pus trouver de vrais camarades avec qui jouer[120].
C'est vers la description des deux billes particulières que je veux d'abord attirer nos regards. Il s'agit d'une suite de mots sélectionnés avec soin, comme on en trouve mille dans les Nourritures terrestres: agate, équateur, tropique, translucide, cornaline, écaille... autant de preuves qui témoignent d'une attention extraordinaire, tant chez l'écrivain que chez l'enfant toujours "à neuf ravi par [la] beauté" de ses verroteries. Cette attention, je veux la relier dès maintenant à l'expérience générale de la contemplation, que je donne pour le second pôle de la pensée gidienne, et que j'oppose à cette bonne action dont nous avons déjà beaucoup parlé. A l'époque où le plaisir "est là", Gide parvient sans effort à se ravir "à neuf" chaque fois que sa mère l'envoie jouer avec Pierre sur le tapis de l'antichambre. La vérité des deux billes qu'il préfère et qu'il isole, qu'il se réserve et ne mettra jamais en jeu, leur particularité, leur noblesse dirai-je, lui est accessible à volonté, sans honte ni remords. Quelle différence d'avec la bille paternelle, coincée dans le bois, dont il rêva un an durant pour enfin rougir de l'avoir mal comprise, mal désirée! Entre les deux époques, le plaisir s'est décidément compliqué, car entre Gide et lui s'est glissée la figure de l'autre, étrange fléau auquel doit croire l'enfant que l'on éduque, "car il doit agir sous le regard de Dieu et faire de cela sa conscience[121]".
L'autre jeu symbolique de l'époque édénique, c'est le kaléidoscope. Le passage qui lui est consacré dans Si le Grain ne meurt présente quelques motions parallèles à la contemplation des billes. Il contient, premièrement, la même foison de termes attentifs: lorgnette, rosace, fantasmagorie, une émeraude en lame de faux, trois petits débris mordorés... Deuxièmement, il place aussi le plaisir de Gide du côté noble, inaccessible, d'une hiérarchie dont le vulgaire n'est plus le "peuple de billes grises", mais ses cousines, qui s'amusaient aussi avec le kaléidoscope, quoique sans la patience, sans le raffinement de l'attention gidienne.
L'autre grande caractéristique du kaléidoscope, c'est qu'il est mystérieux:
J'étais, écrit Gide, autant intrigué qu'ébloui, et bientôt voulu forcer l'appareil à me livrer son secret[122].
Heureusement pour lui, sa curiosité est ici beaucoup mieux récompensée qu'au jour où il força semblablement la bille de son père -voyez-le se réjouir d'avoir compris son jouet démonté:
L'accord était pauvret; les changements ne causaient plus de surprise; mais comme on suivait bien les parties! comme on comprenait bien le pourquoi du plaisir!
Le mystère est ici une catégorie mondaine et homogène que Gide manipule en toute sécurité, avec fierté. Il prend même une part encore plus active à ce plaisir d'observation lorsqu'il prélève lui-même quelques uns des morceaux de verre originaux, puis les remplace par des objets opaques, d'où l'agréable pauvreté des "accords" obtenus. Des "heures et des jours" y passent allègrement, mais non pas comme les apparences sous les yeux du contemplatif Narcisse, lorsqu'à la fin il a appris
[...] que le baiser est impossible, -il ne faut pas désirer une image; un geste pour la posséder la déchire[123].
Car dans le kaléidoscope de sa tendre enfance, l'intervention de Gide s'avère complètement efficace, non seulement par le plaisir nouveau dont il profite, mais aussi par la confiance en soi que l'apaisement solitaire d'un désir procure au jeune enfant.
Avoir du plaisir au contact du jouet, le trouver mystérieux puis comprendre paisiblement "le pourquoi" du plaisir, avoir, enfin, la sensation que le temps passe vite, ce sont quatre réussites qui font de la contemplation au kaléidoscope une expérience particulièrement satisfaisante. Dans ce jeu comme dans celui des billes, Gide et le monde se rencontrent pleinement, sans qu'aucune fissure, aucun interstice de doute, aucun goût de mystère ne vienne compliquer une présence simple. Une telle contemplation, un plaisir aussi proche, certain et achevé peut apparemment donner vraiment le change à la masturbation. Dans cette égalité de présence, la période édénique de la pensée gidienne acquiert une valeur unique, confondue, où "-Rien. Nous jouons." peut peut-être en effet marquer l'absence de fissure entre des activités équivalentes.
Pour Gide, cette expérience de l'unité, vécue ou idéalisée, sert selon moi d'horizon à toute entreprise littéraire, donc médiate, et même à toute contemplation vainement narcissique, qui posent au monde la question du "Qui suis-je?" En effet, dans cette direction civilisée, les lacs de la culture se nouent et s'éparpillent en tant de faux problèmes que Gide, devenu écrivain, rêvant de fuites salvatrices, revient au souvenir de son jouet préféré même plus de quinze ans après l'avoir publié:
Il arrive un moment où tout devient par trop compliqué. A force de tirer des fils d'un point à un autre, d'établir des rapports, des interdépendances, des relations, le moindre acheminement de l'esprit dans cette toile ébranle tant de considérants qu'il reste en suspens, immobile, et voudrait sortir du jeu, recommencer à neuf, ignorer... Et je me souviens qu'enfant, j'enlevais des verroteries de mon kaléidoscope pour obtenir des arabesques moins compliquées[124].
"Sortir du jeu, recommencer à neuf", voilà qui lui plairait beaucoup, mais sa vie adulte n'est devenue un jeu qu'en regard d'une vérité réservée, d'un enjeu plus sérieux, jamais plus risqué, qui fait que le joueur peut s'exclure de la partie, survivre et "recommencer à neuf". Donc ce jeu n'est qu'une frime, un large brouhaha de fils, de points, de rapports, de relations... Le profit que Gide peut en tirer garde la même nature accessoire que la ferraille qu'il accepte d'y risquer: ce sont des plaisirs culturels, évidemment postérieurs au plaisir qui "est là", de ces plaisirs que nous recherchions lorsque nous intéressait le motif de l'éducation, lorsque le "plus grand profit" provenait d'"admirations acquises, parfois lentement et patiemment, qui ont aussi leur prix[125]". De l'autre côté des apparences, vers celui des deux mondes qui rappelle Éden, Gide ne reconnaît pas encore la monnaie du profit: là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. La vraie contemplation reçoit en offrande la vérité du monde sans qu'un scrupule de chagrin ne débalance l'âme.
Sortir du paradis, monnayer la vérité
Ce qui surprend l'observateur dans cette économie antérieure au contrat social, c'est que Gide, ayant subi tous les éclairs de la conscience, de la culture, de la morale, parvienne pourtant à retrouver ailleurs qu'entre ses jambes l'inestimable plaisir qui "est là". Et il semble même le retrouver assez souvent: dans certains paysages, dans certaines musiques ou, plus généralement, dans "les grandes oeuvres d'art":
[...] Ce besoin de chercher partout et sans cesse un enseignement, une "leçon" -m'est insupportable. [...] Les grandes oeuvres ne nous instruisent pas tant, qu'elles nous plongent dans une sorte d'hébétude presque amoureuse. Ceux qui cherchent partout leur profit, je les compare à ces prostituées qui, avant de se livrer, demandent: "Combien tu donnes?" Je n'ai plus aussitôt désir que de m'en aller[126].
Sublimation, que cette "hébétude presque amoureuse" déclenchée par l'oeuvre d'art? Probablement. Mais pour expliquer cette médiatisation du plaisir, je commencerai par trouver dans ce mouvement de la pensée de Gide une marque de générosité, ou d'une très grande aptitude à communiquer. Car dans son dialogue avec les Grands de l'Art, avec Goethe, Dostoïevsky, Chopin et les autres, Gide investit la part réservée de lui-même, son fond de l'âme, toutes ses tripes. Son solipsisme se retourne en un contact tangible avec ses frères, avec ceux-là de ses amis qui connaissent la vraie valeur des billes rares, ou la manière de faire jouer le kaléidoscope pour le connaître attentivement.
Ces gens de goût sont une minorité, une élite réunissant les très rares personnes
qui sont capables de s'émouvoir authentiquement pour des motifs intellectuels [...]; capables de souffrir de carences non matérielles[127].
C'est ici que Gide arrive à se reconnaître des affinités avec tant de croyants, gens qui valorisent, comme son épouse et lui-même, un rapport au monde libéré des contingences matérielles. L'art est sans contredit le milieu d'élection de leurs sympathies[128], et, dit Gide:
l'art dramatique a [donc] ceci d'affreux qu'il doit faire appel au public, compter avec lui et sur lui. C'est bien là ce qui fait que je m'en suis détourné, me persuadant de plus en plus que la vérité n'est pas du côté du plus grand nombre[129].
En effet, Gide préfère toujours, lorsque cela est possible, s'exclamer comme ici, en pensant à Charlot: "Cela est si bon de ne point mépriser ce que la foule admire![130]" Mais malheureusement, comme il l'écrit à Giraudoux[131], seuls les "happy few" sauront gré au dramaturge d'oser une "pièce d'idées", et ceux-là ne peuvent pas suffire à l'entretien des troupes et des théâtres. Mais Gide en fait partie, quoi qu'il en ait, et ce n'est qu'avec eux qu'il arrive, le plus souvent, à partager son essence intime, sa particularité:
Hier soir, passé une heure à Médrano. Profondément démoralisé par les trépignements de joie du public devant une scène de clowns, fort mal jouée et des plus stupides qui se puisse imaginer; de plus, platement ordurière. Rien à faire pour... rien à espérer de... pareil public. Et rien de plus attristant pour certains (dont je suis) que de faire -oh! bien malgré soi- partie d'une élite et de ne pouvoir consentir à communier avec l'immense majorité de l'humanité. Je me souviens de mes sanglots d'enfant lorsque je me suis senti, pour la première fois, "pas comme les autres"[132].
Son isolement attriste évidemment Gide quand il le prive de sympathie: à chaque fois il goûte à nouveau l'angoisse du Schaudern. Mais ce qui compte pour nous, c'est l'existence de cette division entre les "certains (dont je suis)" et les autres, car elle révèle la réalité du lien qui définit l'élite: un lien presque mystique, une communion capable de faire pendant à l'isolement du Schaudern. N'être "pas comme les autres" n'est plus une damnation qui le sépare de tout, de soi et de sa mère, qui le laisse muet et démuni devant un gouffre inexplicable: c'est une situation qu'il occupe, qu'il ne souhaite pas, puisqu'elle l'isole d'une majorité, mais au moins qui le rapproche de certaines personnes.
Estimer Valéry
Dans cet ordre d'idées, la plus grande tristesse de Gide, c'est de voir son ami Valery, le plus intelligent, celui qui connaît mieux que chacun la vérité des choses, s'exclure volontairement du cercle de l'échange sympathique en refusant ce que Gide pourrait y apporter, comme on le voit dans la première partie de cette citation:
[...] Je sors pourtant de cet entretien assez déprimé, comme du reste de presque tous les autres avec Valéry. Mais cette fois ce n'est point de sentir une intelligence si incomparablement supérieure à la mienne n'attacher aucun prix aux denrées que je peux fournir, n'accepter pour bonne que la monnaie dont je suis le plus dépourvu; non, ce n'était pas cet affreux sentiment de carence (qui me désespérait naguère), mais un sentiment beaucoup plus subtil, proche parent de celui que je tâchais hier de noter. Valéry, lui, colle étroitement à la réalité. Il me rapporte ses conversations avec les maréchaux Foch et Pétain; il dit toujours ce qu'il sied de dire, qui est toujours un peu plus et un peu autre que ce qu'on attend. [...][133]
Alors que Gide n'arrive à coller à la réalité qu'en quelques rares occasions, Valéry parvient à le faire, selon le jugement de Gide, dans les plus nombreuses circonstances. En ce jour de juillet 1929, cela le frappe d'autant plus qu'il vient de décrire longuement, la veille, non pas l'une de ses contemplations pantelantes, mais son inverse,
[l'] Indéfinissable impression d'être "en tournée" et de jouer, dans des décors de fortune, avec des poignards en carton[134].
C'est comme si Valéry ",lui," ne restait jamais "pris au jeu (ou au je)[135]" de la vie préoccupante, comme s'il ne perdait jamais de vue la nature frauduleuse du "-Rien. Nous jouons.", alors que Gide, à l'opposé, finit souvent par s'empêtrer dans les filets irréguliers des lois mondaines et des devoirs décents. "Un peu plus et un peu autre", Valéry, avec un pas d'avance, a l'air de maîtriser la situation où Gide s'embourbe avec un pas de retard.
En fait, Gide accorde beaucoup d'estime à Valéry, tout simplement, et il laisse le jugement de celui-ci s'insérer au plus près de son intimité. La présence de ce jugement sévère inflige à Gide la pire des déprime: c'est comme si la bonne Rose lui refusait d'admirer, non seulement la bille paternelle qu'il avait mal comprise, mais aussi les deux autres, les billes particulières que Gide avait retirées du circuit des enjeux profitables. Car Valéry, pour si bien coller à la réalité, a tout extrait de l'ensemble commun; sous le "tapis bas tombant" de sa maison sous la table, Valéry draine et renomme à sa guise tant et tant des objets du vulgaire qu'il refait là un monde, sien, auquel il colle parce qu'il est tout entier tissé du bon côté de la fissure, autour d'un "je" barbare et personnel. Écoutons-le:
Le puissant esprit pareil à la puissance politique, bat sa propre monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son signe. Il ne lui suffit pas d'avoir de l'or; il le lui faut marqué de soi. Sa richesse est à son image. Son capital d'idées fondamentales est monnayé à son effigie; il les a faites ou refondues; il leur a donné une forme si nette, il les a frappées dans un or si dur qu'elles circuleront à travers le monde sans altération de leurs caractères et de son coin."[136]
Si Valéry était une oeuvre, Gide pourrait à loisir se l'approprier comme il a fait, si personnellement, de Dostoïevski par exemple. Mais Paul-Ambroise Valéry est une personne, son ami, ils se parlent fréquemment, se répondent, se conseillent de vive voix: il est donc impossible de lui usurper quelque assentiment que ce soit. La pensée de Valéry ne se laisse pas séduire, ne se laisse pas détourner. Jamais elle ne devient pour la pensée de Gide l'un de ces miroirs fumés, Marc, Em., que bernent un peu ses propres duperies. La rare monnaie de Valéry, Gide n'en est donc pas plus "dépourvu" qu'un autre, puisque Valéry s'en réserve le coin pour lui seul. Et encore, cette monnaie, Valéry la laisse circuler.
Marchander la vérité
En cela, Gide et Valéry se ressemblent, car chacun veut offrir au monde son "capital d'idées", mais seul Gide est assez généreux pour accepter en retour parfois quelque gros sous visiblement rogné, quelque vin de pays un peu trop franc peut-être: il joue avec sa naïveté, amuse ses appétits, donne en plein dans le rire gras et généreux des Cervantès, Molière et Rabelais[137] et voit là une marque de véritable grandeur; ou encore, comme ici à Tunis, il se laisse un peu berner pour le plaisir de rester bon enfant jusqu'au bout:
Nous étions à cet instant de la vie où le ravissement de toute nouveauté vous enivre; nous savourions à la fois notre soif et son épanchement. Tout ici nous étonnait au-delà de toute espérance. Avec quelle naïveté nous donnâmes dans tous les pièges des courtiers! Mais que les étoffes étaient belles, de nos haïks, de nos burnous! Que le café que le marchand nous offrait nous semblait bon! et que généreux le marchand, de nous l'offrir![138].
Tous les courtiers, tous les poètes auprès de qui Gide parvient à prononcer des mots comme ravissement, savourer, enivrer, il leur est redevable d'un présent inestimable -et cela même s'il a dû, pour compléter l'échange, leur concéder un peu d'oubli, marchander sa duperie. Depuis qu'il est entré dans la confrérie morale et cultivée de ceux qui savent nommer le "rien" dessous la table, la contemplation, c'est en effet au prix de légères concessions qu'il lui faut l'acheter. C'est à l'espace qu'occupent ces concessions que nous allons maintenant nous arrêter. Sur notre ruban de la pensée gidienne, cet espace commence dès après le point A et s'étire vers la droite, plus ou moins moins loin selon la quantité de saleté que le plaisir doit ignorer pour s'épanouir. La limite de cet espace narcissique, c'est le point B, moment où la conscience a été définitivement expulsée de la contemplation par la prise en compte d'un point de vue moral, ce qui boucle notre parcours là où nous l'avions entrepris.
Pour celui qui désire jouir d'un contact heureux avec le monde, la différence qu'il y a entre la monnaie manifestement rognée et sa valeur nominale désirée doit nécessairement être réduite au minimum. Pour rendre un certain relief à l'effigie ternie et diminuée, un travail de dévoilement et d'imagination doit avoir lieu qui représente, selon moi, au moins la moitié du geste de la contemplation, l'autre moitié tenant plus précisément au moment de la rencontre heureuse avec la réalité reconnue. Ce travail de dévoilement, que je représente ici dans l'abstrait avec l'image d'une pièce de monnaie, ne peut aller sans un certain marchandage, une certaine compromission, une complaisance bienveillante à l'égard d'une réalité qui n'est pas idéale. C'est parce qu'il accepte de supporter ce flou léger que les grandes oeuvres plongent Gide dans "une sorte d'hébétude presque amoureuse". Si, comme l'écrit Nietzsche,
les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal[139],
alors la contemplation devient un processus de réappropriation, par lequel l'objet retrouve une valeur idéale et relative qui lui permet de réintégrer, dans l'économie de la pensée, une fonction non plus véritable que celle qu'il quitte, mais simplement vérifiée, approuvée par l'accueil que lui font, comme les pièces d'un puzzle, les autres idées constitutives de la pensée personnelle organisée. Il y a une complaisance devant l'idée étrangère qui provient avant tout de l'attente qui l'a précédée. Valéry, qui aimait bien l'effort, exprimait cela ainsi:
Le plaisir qu'il y a à comprendre certains raisonnements délicats dispose l'esprit en faveur de leurs conclusions[140].
Pour Gide, c'est son désir d'être heureux qui le prédispose selon moi à s'abandonner au plaisir. Devant l'objet de sa contemplation, il souhaite, en accord avec sa philosophie, parvenir à lui faire manifester Dieu -c'est-à-dire qu'il souhaite être heureux à cause de la beauté de l'objet. La vie n'est-elle pas un long festin, ou bien un tour du monde où l'on doit visiter le plus grand nombre possible des "province du plaisir[141]"? Oui, à l'étape où nous sommes de la pensée gidienne, la vie semble en effet pour l'homme une heureuse consommation de toute la Création, une joyeuse rencontre avec le monde, qui reproduit à l'échelle universelle l'expérience vécue lors des jeux enfantins dont nous avons parlé. En 1937, Gide confirme encore cela lorsqu'il note, après avoir joué dehors toute la journée, à Hyères, avec Marc et les copains:
[...] Ce jeu de ballon m'a plus amusé que je n'eusse cru qu'il était encore possible, amusé comme un enfant et comme un dieu, et d'autant plus que je ne m'y sentais pas malhabile. Que Pascal a donc dit sur le jeu des choses absurdes ! et que la gratuité précisément de cette lutte, de cet effort, me paraît belle! Oui vraiment, je ne me souviens pas avoir pris, dans ma jeunesse ou mon enfance, plaisir plus ardent, plus pur et plus complet.\ Je me souviens que Charlie Du Bos, après lecture de Si le Grain ne meurt..., s'excusant du peu d'intérêt qu'il avait pris au récit des jeux de mon enfance, me disait: "Que voulez-vous, cher ami; je n'ai jamais joué." C'est le secret d'un manque énorme, et que celui qui n'a jamais joué ne voit pas. Pour moi toujours, et par contre, je suis enclin à considérer l'art lui-même comme un jeu; et comme un jeu de Dieu, le Cosmos[142].
Pour celui qui n'est pas initié, pour celui qui ne joue pas, le jeu que Gide a connu dans son enfance, le jeu gratuit, cache un secret qu'il partage avec l'art et qui donne un certain sens à l'univers. Dans la prochaine partie, nous allons voir de quelle manière la contemplation narcissique rapproche Gide de ce mystère et redonne à l'or du monde, dans la distance du dévoilement littéraire, presque toute sa signification profonde et personnelle.
Contempler comme Narcisse, décemment
Le 31 décembre 1942, "dernier jour de cet an de disgrâce", Gide s'est levé avant l'aube. Il se souvient des matins du Congo:
[...]Que de fois, à pied ou à cheval, précédant l'escorte des porteurs, je me suis avancé seul sur la piste inconnue, étouffant le bruit de mes pas dans l'espoir de surprendre le gibier que notre escorte faisait fuir. Je dégustais alors une joie comparable à celle même de la gloire, mais plus pure assurément et telle que le plus humble la peut goûter [...][143]
Le "plus humble", on s'en souvient, c'est "ce coeur qui ne livrait jamais accès à rien de vil[144]", sa mère, reine de la décence. Je tiens pour significatif le fait que Gide rapproche de sa pacifique vénerie cette humilité que je donne pour maternelle, car c'est l'introduction de la décence au sein de la contemplation qui fermera la boucle du parcours allant de la bonne action à la contemplation. Mais l'extrait qui vient d'être cité ne met en scène clairement ni la décence, ni la contemplation. Seulement, la joie qu'il déguste, pure et glorieuse, est celle d'une aventure curieuse des secrets qu'elle espère surprendre. S'agit-il vraiment de secrets? Quel est le statut de ce qu'il cherche au milieu de la jungle, celui pour qui la pauvreté relative des Bavretel mérite le mot d'exotisme[145]? Il cherche du gibier, l'abat parfois, le mange peut-être -il n'en parle pas vraiment, là n'est pas son sujet. La joie dont il parle précède la découverte: elle est toute contenue dans l'élan matinal, la marche solitaire qui "devance l'appel". Partir sans arriver, cela semble pouvoir contenter Gide, c'est son Amen, depuis qu'il a compris la vraie nature de la bille de son père. Dans Si le Grain ne meurt, il a ce mouvement lorsqu'il conclue sa description de La Roque et de ses bois:
De connaître leur dimension [aux bois], leur limite, diminua pour moi leur attrait; car je me sentais à cet âge moins de goût pour la contemplation que pour l'aventure, et prétendais trouver partout de l'inconnu[146].
Il veut "trouver partout de l'inconnu", mais il est déçu lorsqu'il l'a rencontré. On comprendra mieux ce qui le fait tant respecter l'inconnu lorsque l'on saura, en lisant l'extrait suivant, que l'aventure qui prend son sens dans la découverte de mystères peut elle-même masquer un jeu plus véritable encore, le jeu d'une contemplation heureuse:
Nous passions les après-midi du dimanche au Val-Richer [...] dans la grande ferme, à travers granges, remises et n'importe quel bâtiment. Puis, après que nous eûmes éventés leurs mystères, nous en cherchâmes d'autres à La Roque [...] Blandine allait avec Armand, et je restais avec Lionel; les uns cherchant, les autres se cachant sous des fagots, sous des bottes de foin, dans la paille [...] Mais, si passionnante que fût la poursuite, peut-être le contact avec les biens de la terre, les plongeons dans l'épaisseur des récoltes, et les bains d'odeurs variées, faisaient-ils le plus vrai du plaisir. O parfum des luzernes séchées, âcres senteurs de la bauge aux pourceaux, de l'écurie ou de l'étable! effluves capiteux du pressoir, et là, plus loin, entre les tonnes, ces courants d'air glacé où se mêle aux relents des futailles une petite pointe de moisi. Oui, j'ai connu plus tard l'enivrante vapeur des vendanges [...][147]
Pour Gide, explicitement, le grand secret du monde est à la portée du premier venu: il s'agit du "contact avec les biens de la terre", tel qu'il l'entretient lui-même, et pour lequel le jeu de cachette, l'exploration de La Roque ne sont que des prétextes. En fait ce secret n'est mystérieux que pour les autres, car Gide lui-même
a compris depuis longtemps que
[...]Rien mieux que l'étude des sciences naturelles n'est fait pour nous guérir de cette angoisse où mène nécessairement la recherche d'un Dieu métaphysique, inaccessible. Mais ceux à qui cette contemplation studieuse serait d'un plus grand profit s'en détournent, et de la réalité que leur angoisse même, et la croyance en une autre réalité, les invite à ne considérer que comme un décevant mirage (ils s'arment et se défendent contre sa séduction), un trompe-l'oeil. Là pourtant gît la seule vérité que puisse atteindre l'homme, et embrasser avec quelque certitude[...] Mais nous n'adorons pas le même Dieu. Et celui-là seul auquel je puisse croire, épars dans la nature, je leur accorde qu'il ne mérite plus le nom de Dieu. Ce n'est pas de la foi, pour être vu par nous, c'est de l'attention qu'il demande. Son mystère est d'autant plus grand qu'il n'est en rien surnaturel[148].
Son matérialisme heureux semble ici répondre à toutes ses angoisses, mais le "mystère" de son Dieu, que Gide oppose à tout "surnaturel", rend auprès du mot "attention" une note un peu fausse, comme d'ailleurs "contemplation" auprès de "studieuse". En effet, l'attention que nous lui avons vu accorder précédemment à la contemplation des "grandes oeuvres" de l'art prenait toute sa qualité dans la gratuité qui l'opposait au "besoin de chercher partout et sans cesse un enseignement, une leçon"[149]. Avec la contemplation studieuse, nous sommes au coeur d'un marchandage, dans une pensée divisée. Il y a eu dévoilement, travail sur l'or pour révéler l'effigie d'une monnaie signifiante: sous la vérité courante selon laquelle l'on ne voit bien que par "les yeux de l'âme[150]", Gide retrouve le mensonge d'une image sur lequel se basent ceux pour qui le monde matériel apparaît comme un "trompe-l'oeil". En rétablissant la vérité de manière à ce qu'elle satisfasse à ses propres exigences, Gide s'est rassuré, s'est donné la preuve qu'il connaît encore le fin mot des mystères de ce monde. Mais ce dévoilement n'a rien de final, non plus que d'originel: il n'est que transitoire, et mène à une vérité acceptée, mais légèrement ambiguë ( un mystère très grand et naturel, une contemplation studieuse).
Plusieurs passages de l'oeuvre de Gide pourraient être étudiés, semblablement, comme des dévoilements satisfaisants mais, somme toute, encore mystérieux pour les yeux d'un lecteur exigeant. Dans Si le Grain ne meurt, Gide en a préparé quelques uns pour lesquels il a aussi fourni la clef: ce sont des contemplations portant sur des objets apparemment peu signifiants mais dont la vérité, qu'approche le travail de la contemplation, s'avère être celle du plaisir qui "est là". Voyons d'abord le passage qui sert de clef à cette interprétation; il s'agit, bien sûr, du récit des visites au musée du Luxembourg, où Gide explique d'abord qu'il préférait surtout la peinture et la sculpture des nus, au détriment des "tableaux anecdotiques". Il écrit ensuite:
Devant le Mercure d'Idrac (si je ne fais erreur) je tombais dans des stupeurs admiratives dont Marie ne m'arrachait qu'à grand peine. Mais ni ces images n'invitaient au plaisir, ni le plaisir n'évoquait ces images. Entre ceci et cela, nul lien. Les thèmes d'excitation sexuelle étaient tout autres: le plus souvent une profusion de couleurs ou de sons extraordinairement aigus et suaves; parfois aussi l'idée de l'urgence de quelque acte important, que je devais faire, sur lequel on compte, qu'on attend de moi, que je ne fais pas, qu'au lieu d'accomplir, j'imagine; et, c'était aussi, toute voisine, l'idée de saccage, sous forme d'un jouet aimé que je détériorais: au demeurant, nul désir réel, nulle recherche de contact. [...][151]
La suite du passage rationalise un peu ces souvenirs d'enfance à l'aide d'idées, qu'on retrouve dans Corydon, concernant les "dépenses excessives" imposées par la volupté. Pour nous, retenons simplement qu'une "profusion de couleurs ou de sons", le manquement à une obligation ou la détérioration d'un jouet pouvaient exciter sexuellement André Gide. Il complète encore cette liste en ajoutant la métamorphose de Gribouille, personnage sandien, qui s'abandonne à la rivière et devient un rameau de chêne; puis un passage de Mme de Ségur où des assiettes se cassent quand le cocher pince les fesses à la bonne; puis une mauvaise chanson à peine grivoise, qui l'amusait et où, dit-il, "je vois déjà s'éveiller un goût honteux pour l'indécence, la bêtise et la pire vulgarité".
Cette famille de motifs forme un ensemble fantasmatique réuni par une forte connotation sexuelle. Le narrateur qui la présente adopte le même point de vue que celui pour qui les Schaudern étaient des éclairs de conscience: il appartient lui-même au monde de la décence, et c'est sa culture qui lui permet de déplier aussi honnêtement ce qu'ignorait l'enfant "on ne peut moins sceptique, et, de plus, parfaitement ignorant, incurieux même, des oeuvres de la chair[152]" qu'il était à l'époque des visites au Luxembourg. Ce narrateur adulte désavoue complètement ses fantasmes, il les traite avec distance, ironie: il les interprète. Les fruits de cet acte de conscience sont offerts comme autant de révélations, dont le lecteur se doute qu'elles lui serviront plus tard à faire la lumière sur des passages plus sombres.
Mais, dans ce dévoilement magnifique, Gide n'a pas toute la générosité, toute l'aise de l'époque édénique où il comprenait si bien "le pourquoi du plaisir[153]": il est en train d'écrire, de "trop écrire" comme le dit Lejeune[154]. Il nous marchande ses clefs -notre profit- au prix déterminé de notre bonne foi. De ce côté de la fissure, Gide ne joue plus gratuitement la grande ronde du Cosmos, car il prend maintenant le lecteur pour témoin et, même, il force un peu sa volonté en le faisant par deux fois intervenir dans le texte. La première de ces fois vient à la fin du résumé de Gribouille:
[...] le délicat rameau de chêne que notre ami Gribouille est devenu. -Absurde!- Mais c'est bien là précisément pourquoi je le raconte; c'est la vérité que je dis, non point ce qui me fasse honneur. Et sans doute la grand-mère de Nohant ne pensait guère écrire là quelque chose de débauchant [...][155]
"-Absurde!-" peut dire, doit dire le lecteur pour que Gide le convainque de porter autant d'attention qu'il en met lui-même à écrire. Obéissons, et voyons de plus près l'étoffe du voile ainsi soulevé: si le lien donné entre Gribouille et la sexualité doit en effet être dissous par une absurdité véritable (et même garantie par les intentions respectables que Gide prête à la "grand-mère de Nohant"), alors tout l'honneur ravi au fantasque bambin retourne à celui qui risque tel aveu. C'est pour s'assurer ce retour de sympathie que Gide place là son "-Absurde!-", comme une mise en garde pour les moins attentifs de ses lecteurs. Quant aux autres, ceux qui prendraient la peine de chercher chez George Sand la signification profonde de Gribouille ou le motif du jouet détérioré, il leur reste d'apprécier le choix esthétique de cette surprenante incise, en regard de la dilection gidienne pour la forme du dialogue, qu'il a jugée la plus apte à protéger son très cher Corydon, et qui cherche, comme cet "-Absurde-", à prévoir, organiser les objections du lecteur.
Absence de sens ou bien valeur formelle, dans les deux cas cette révélation que nous offre Gide compte sur la bonne volonté du lecteur. Puisque nous lui avons accordé la nôtre, abordons le prochain passage -nous en profiterons d'autant mieux que nous sommes déjà prévenus du lien unissant la sexualité à la "profusion de couleurs" et à la négligence dans le devoir.
Pendant l'hiver qui précède l'installation rue de Commaille, Gide est allé à la mer:
[...] je veux parler de la [flore] sous-marine, que je pouvais contempler une ou deux fois par semaine, quand Marie m'emmenait promener [...] Là, coquillages, algues, madrépores déployaient leurs splendeurs avec une magnificence orientale. Le premier coup d'oeil était un ravissement; mais le passsant n'avait rien vu, qui s'en tenait à ce premier regard: pour peu que je demeurasse immobile, penché comme Narcisse au-dessus de la surface des eaux, j'admirais lentement ressortir de mille trous, de mille anfractuosités du roc, tout ce que mon approche avait fait fuir. Tout se mettait à respirer, à palpiter; le roc même semblait prendre vie et ce qu'on croyait inerte commençait timidement à se mouvoir; des êtres translucides, bizarres, aux allures fantasques, surgissaient d'entre le lacis des algues [...]\ Tandis que Marie lisait ou tricotait non loin, je restais ainsi, durant des heures, sans souci du soleil, contemplant inlassablement le lent travail rotatoire d'un oursin, les changements de couleur d'une pieuvre, les tâtonnements ambulatoires d'une actinie, et des chasses, des poursuites, des ambuscades, un tas de drames mystérieux qui me faisaient battre le coeur. Je me relevais d'ordinaire de ces stupeurs, ivre et avec un violent mal de tête. Comment eût-il été question de travail?[156]
Au premier degré, Gide nous parle ici d'un spectacle merveilleux qui, comme les billes ou le kaléidoscope, demande une attention particulière avant de livrer toutes les richesses luxueuses, orientales, dont les mots de Gide rendent compte très généreusement (que dire de ces "tâtonnements ambulatoires d'une actinie"!); le plaisir, ensuite, d'entrer en contact avec le monde, l'oubli du temps qui passe, ce sont autant de ressemblances avec les contemplations édéniques que nous connaissons bien. La différence, bien sûr, tient avant tout dans la résistance du mystère de ces "drames" (et le mal de tête qui reste, hors le plaisir, comme le seul profit, négatif, de son investissement).
Pour nous, par chance, ce mystère s'explique, non par quelque savante étude biologique, mais par l'interprétation sexuelle du plaisir de la contemplation que nous permet la profusion de couleurs, de mouvements, de vies fantasques qui se transforment au fil de l'eau... Puis, il y a aussi "l'urgence de quelque acte important [...] qu'au lieu d'accomplir, j'imagine[157]", qui pourrait bien être ici ce "travail" sur lequel Gide termine curieusement son paragraphe après avoir rêvassé devant "le lent travail rotatoire d'un oursin".
Grâce à sa clef, ce passage semble constituer une parfaite révélation; pour reprendre l'image de Nietzsche, la masse d'or dont un passant n'aurait jugé qu'au trébuchet semble retrouver ici son effigie, et le droit d'intégrer une économie intérieure où les images valent ce qu'elles représentent, où le plaisir se déplace vraiment. Mais ce ne sont qu'apparences, car le passage tronqué continue par ces lignes, qui donnent à la contemplation sous-marine de nouvelles et moins définitives significations:
Comment eût-il été question de travail? \ Durant tout cet hiver, je n'ai pas souvenir d'avoir ouvert un livre, écrit une lettre, appris une leçon. Mon esprit restait en vacances aussi complètement que mon corps. Il me paraît aujourd'hui que ma mère aurait pu profiter de ce temps pour me faire apprendre l'anglais par exemple; mais c'était là une langue dont mes parents se réservaient l'usage pour dire devant moi ce que je ne devais pas comprendre; de plus j'étais si maladroit à me servir du peu d'allemend que Marie m'avait appris, que l'on jugeait prudent de ne pas m'embarrasser davantage. Il y avait bien dans le salon un piano, fort médiocre, mais sur lequel j'aurais pu m'exercer un peu chaque jour; hélas! n'avait-on pas recommandé à ma mère d'éviter soigneusement tout ce qui m'eût coûté quelque effort?... J'enrage, comme M. Jourdain, à rêver au virtuose qu'aujourd'hui je pourrais être, si seulement en ce temps j'eusse été quelque peu poussé[158].
Nous pensions que le plaisir de la contemplation était ce qui nuisait au travail, et même que la culpabilité engendrée par cela contribuait au plaisir un peu vicieux que le texte de la contemplation rapportait sans aucune ironie. Mais voilà que le point de vue change et que le narrateur s'éloigne de son personnage: comme pour les Schaudern, une inversion se produit quand Gide délaisse l'horizon édénique propre au moment de la contemplation et adopte l'horizon des adultes, l'horizon cultivé de la bonne action. Nous sommes à la limite droite de l'espace narcissique; un pas de plus, et Gide rejoint le point B, seuil de non retour au-delà duquel Narcisse se relève et s'en va travailler.
Retrouver la honte
A ce moment, la question du travail, lorsqu'on la fait suivre du paragraphe qu'elle précède, permet maintenant d'attribuer à la mère de Gide la première responsabilité d'une contemplation désormais interprétée comme une faute: c'est parce qu'elle n'enseigne pas l'anglais, c'est parce qu'elle n'enseigne pas le piano que Gide, dont la moralité fondamentale est consignée dans ce second pararagraphe par la séparation du "corps" et de l'"esprit", se trouve en "vacance" totale. Gide n'est plus le sombre mioche amoral du début: il a déjà reçu la décharge de ses Schaudern, vécu plusieurs des origines dont je parlais plus haut, qui l'ont fait naître à une vie moins honteuse. Il est donc avide d'information, son esprit altéré implore qu'on l'éduque, au lieu de quoi sa mère l'abandonne des heures durant à une Marie tricoteuse... Trois points, c'est en effet là qu'aboutit le reproche à sa mère qu'est devenue la contemplation sous-marine: " ?... J'enrage". Un peu comme sur la rue Lecat où il alla prendre "contact" avec "l'invisible réalité" parce que sa mère ne l'attendait pas à la maison[159], Gide meuble oisivement l'absence de cette dernière en surprenant la vie mystérieuse de bestioles qui l'excitent.
Encore ici, le lecteur est invité, par les trois points et le point d'interrogation, à participer un peu plus activement à la lecture du passage. En étudiant de près ce reproche "trop écrit", on doit se rendre à l'évidence: la nouvelle signification qu'on y découvre pour la contemplation est assise sur de bien faibles fondations. Ainsi, lorsque Gide suggère que sa mère aurait dû lui faire exercer son piano, il s'empresse de préciser que "on" avait recommandé à cette dernière de ne pas faire travailler André, ce qui la disculpe largement, après quoi il affirme son "J'enrage", qui perd immédiatement toute puissance dès qu'il voisine M. Jourdain.
Gide propose aussi que sa mère aurait pu lui apprendre l'anglais, mais il tempère immédiatement cette avancée dangereuse en admettant, raisonnablement, que sa mère avait ses raisons pour ne pas partager cette langue avec lui: l'anglais servait de langue secrète entre ses parents, et Gide ne paraissait pas doué pour les langues. A ce nouveau recul qui tente, in extremis, de reblanchir le portrait de sa mère, il faut encore travailler, pour dévoiler un autre secret -le dernier? C'est que l'excuse qui fonctionne sur une certaine reconnaissance du droit de ses parents à jouir d'une langue secrète ne peut plus s'appliquer depuis que Paul Gide est décédé, trois ans plus tôt. En perdant sa pertinence circonstancielle, le souvenir de la langue secrète gagne nécessairement en autonomie, tant et si bien que Mme Gide se voit désormais accusée de deux manquements envers son jeune Oedipe: de l'avoir laissé seul et de lui avoir interdit de remplacer son père dans son rôle d'interlocuteur anglophone.
V- Le modus vivendi d'une pensée bipôlaire:
adhérer et passer outre
Ce long chassé-croisé de révélations successives que j'ai commencé au musée du Luxembourg montre comment le plaisir de la contemplation édénique sert d'horizon aux contemplations narcissiques, pour lesquelles, pourtant,
[...] le baiser est impossible, -il ne faut pas désirer une image; un geste pour la posséder la déchire[160].
Cette impossibilité, nous l'avons vu, tient à la division d'un sujet qui tire aussi sa réalité du regard que les autres lui accordent, ce qui l'oblige à se plier à la morale de la décence, au respect maternel. Un souci symétrique guette Gide quand, au contraire, il n'entreprend pas une contemplation, mais une action:
Ne jamais observer pour observer! C'est ce qui donne une fausse optique, un "tiquage", quelque chose de forcé qui exagère volontiers. Vivre quelque chose pour vouloir le vivre, -cela ne réussit pas. Il n'est pas permis pendant l'événement de regarder vers soi; tout coup d'oeil se change là en "mauvais oeil"[161].
C'est la question de la sincérité, du risque, que je ramène ici pour faire pendant à la déception narcissique. De la bonne action à la contemplation jouissive, Gide marchande donc son attention et ses efforts, accordant tantôt plus à l'une, tantôt à l'autre. Or Gide est tout à fait conscient de vivre dans un monde bipolaire:
Je ne suis qu'un petit garçon qui s'amuse -doublé d'un pasteur protestant qui l'ennuie[162],
dit-il dès 1907. Comment ces deux personnes parviennent-elles à cohabiter? C'est ce que nous allons voir maintenant en étudiant les gestes d'adhésion et de "passer outre" qui réglent selon moi l'hygiène de cette pensée divisée.
Dans le passage consacré à la contemplation sous-marine, nous avons vu Gide adopter successivement ses deux points de vue cardinaux: au début, il décrit le plaisir de telle manière qu'il semble y adhérer, puis il s'en éloigne et donne la contemplation pour une perte de temps qu'on eût mieux fait de consacrer au travail de l'étude. Dans son Dostoïevsky, Gide thématise ce changement de point de vue en expliquant que la contemplation, souhaitable, doit pourtant s'ouvrir d'elle-même à la réalité d'autrui:
Que nous propose-t-il alors [Dostoïevsky]? Est-ce une vie contemplative? Une vie où, toute intelligence et toute volonté résignées, l'homme, hors du temps, ne connaîtrait plus que l'amour? \ C'est peut-être bien là qu'il trouverait le bonheur, mais ce n'est point là que Dostoïevsky voit la fin de l'homme. Aussitôt que le prince Muichkine, loin de sa patrie, est arrivé à cet état supérieur, il éprouve un urgent besoin de retourner dans son pays; et lorsque le jeune Aliocha confesse au père Zossima son secret désir d'achever ses jours dans le monastère, Zossima lui dit: "Quitte ce couvent, tu seras plus utile là-bas: tes frères ont besoin de toi."[163]
Au bout de la contemplation, il y aurait donc un passage secret menant directement, voire même dans l'urgence, à cet extrême de l'action qu'est le partage. Avec toute sa force, sa confiance dans sa capacité d'être heureux, le sujet qui a atteint l'"état supérieur" de la vie contemplative pourrait s'exclure du troc incessant des sympathies et s'offrir généreusement à l'engagement mondain. Ce raccourci, celui-là même qui donne à Gide la certitude qu'un communisme "bien compris"[164] doit provenir d'un individualisme supérieur, Gide le doit, dit-il, à son éducation chrétienne. Précisément, c'est le renoncement prêché par Jésus qui séduit Gide et lui semble capable de satisfaire une personne capable de travail et de contemplation:
[Gide cite Dostoïevsky:] "Faut-il donc être impersonnel pour être heureux? Le salut est-il dans l'effacement? Bien au contraire, dis-je, non seulement il ne faudrait pas s'effacer, mais il faudrait encore devenir une personnalité même à un degré supérieur qu'on ne le devient dans l'Occident. Comprenez-moi: le sacrifice volontaire, en pleine conscience et libre de toute contrainte, le sacrifice de soi-même au profit de tous, est selon moi l'indice du plus grand développement de la personnalité, de sa supériorité, d'une possession parfaite de soi-même, du plus grand libre-arbitre... Une personnalité forte et développée, tout à fait convaincue de son droit d'être une personnalité, ne craignant plus pour elle-même, ne peut rien faire d'elle-même, c'est-à-dire ne peut servir à aucun autre usage que de se sacrifier aux autres, afin que tous les autres deviennent exactement de pareilles personnalités arbitraires et heureuses. C'est la loi de la nature: l'homme normal tend à l'atteindre."
Cette solution, le Christ la lui enseigne: "Qui veut sauver sa vie la perdra; qui donnera sa vie pour l'amour de moi la rendra vraiment vivante."[165]
Pour devenir heureuse, et en cela accomplir du même coup et sa nature et l'enseignement du Christ, la personnalité supérieure doit se sacrifier elle-même à l'élévation de ses semblables. Dans la mesure où cette renonciation est sincère, elle ne vise aucunement la reconnaissance publique: aucun renforcement, aucun enrichissement n'en peut provenir. Mais à quoi, précisément, doit-on renoncer? A tout, bien sûr. -Mais encore? Voyons, pour répondre, le cas, inverse, de celui qui ne renonce à rien de sa propre existence, celui qui veut la contenir entièrement, la comprendre, la faire sienne. Il a un nom, c'est Paul Valéry:
Il est de plus en plus incapable d'écouter autrui et de tenir compte de ce qui interromprait sa pensée. -Son parler est de plus en plus vite et indistinct. J'ai parfois grand mal à le comprendre et dois le prier de répéter une phrase sur quatre. \ Il reparle de son "tædium vitæ", qui devient par instants une souffrance physique, une angoisse nerveuse et musculaire insupportable. Que dis-je par instants... C'est un instant où il se trouve, dit-il, neuf jours sur dix. Il accorde que cette angoisse l'avait complètement quitté en voyage, particulièrement en Angleterre. Il s'écrie: "Ah! si seulement j'avais assez d'argent pour ne plus du tout m'occuper d'écrire!..."[166]
Valéry, on s'en souvient, est celui qui renomme le monde avec ses mots à lui, celui qui ne pense qu'à l'aide d'un stock d'idées rigoureusement personnelles. Il s'est extrait si radicalement de l'échange heureux des "happy few", il s'est "ingénié à se désintéresser de tant de choses[167]", qu'à la fin même Gide, qui l'estime beaucoup, peine désormais à le comprendre. Pour Gide, Valéry est celui qui perd sa vie à la gagner: il voudrait s'entourer de ses idées comme l'avare aime le faire des pièces d'or qu'il possède intensément, et il ne parvient qu'à les produire sans jamais en jouir. "Quoi d'étonnant si, après avoir désenchanté le monde autour de lui [...], il s'ennuie![168]"
Celui qui accepte de renoncer à soi abandonne toute prétention sur les masses dorées qui nous servent de vérité, car il n'a même plus d'effigie à leur imposer, pour en faire des monnaies. Devant la langue, Gide est de ceux-là, au moins depuis qu'il sait écrire:
J'ai commencé d'écrire avant de savoir très bien le français - et surtout: avant de savoir bien m'en servir.[...] Je prétendais, en ce temps, plier la langue. Je n'ai compris que beaucoup plus tard que...[169]
C'est lui qui a laissé sa note en suspens. Mais nous savons ce qu'il a compris: son amour pour le Littré, qu'il complétait à l'occasion avec les citations des classiques qu'il trouvait bienvenues; son respect du bon usage, qui seul lui donna droit, justement, de le préciser lui-même ensuite. A quel moment Gide a-t-il senti l'insuffisance de son outil traditionnel, à quel moment a-t-il douté des ressources de la langue? Très peu souvent, dois-je répondre avec Philippe Lejeune, qui écrit:
[...] Gide respire, et inspire au lecteur, un indéniable bonheur du langage. [...] Ce bonheur repose tout entier sur une foi en la puissance du langage qui peut aujourd'hui surprendre, une absence d'inquiétude ou de question sur les limites du langage qui contraste singulièrement avec l'attitude de Valéry, par exemple[170].
Le Journal, pourtant, renferme quelques passages où Gide montre le désir de définir lui-même ses mots, d'ancrer sa propre vérité dans quelques vocables qu'il souhaiterait soustraire à l'échange commun. Ce sont des mots qu'il n'aborde pas en esthète, ce sont des mots qu'il voudrait charger, lui-même et devant les autres, d'un enseignement auquel il tient tout particulièrement. Voyons donc de quelle vérité Gide ne consent pas à se départir:
Je n'ai plus rien écrit depuis de longs mois.[...] Cette sorte d'engagement que j'avais pris paralysait le libre jeu de mes facultés; dans de meilleures dispositions physiologiques, peut-être eussé-je trouvé la force de passer outre; une constante fatigue me laissait croire surhumain l'effort qu'il eût fallu "pour soulever un poids si lourd" et je restais accablé par l'énormité des problèmes actuels, que compliquent encore quantité de malentendus créés par des notions imparfaites et des jugements conventionnels sur les données mêmes des problèmes. Ceux-ci, me semble-t-il, ne pourraient trouver solution satisfaisante que tout ne soit préalablement remis en question. De chaque phrase que j'eusse tenté d'écrire pour fixer à peu près ma pensée, il n'est pas un des mots dont il n'eut été bon, préalablement, de donner une définition, de sorte qu'il n'exprimât rien que ce que j'eusse prétendu lui faire exprimer. Les mots patrie et nationalité, par exemple, individualisme et communisme, signifient pour moi (dans ce lexique que je me suis fait pour mon usage tout personnel et pour m'y reconnaître en moi-même et parce que, tout de même, la pensée ne peut se formuler et prendre conscience d'elle-même sans l'aide des mots), ces mots n'ont que le sens que je leur prête. C'est bien là ce qui me permet d'accorder individualisme et communisme; et lorsque j'écris que je ne reconnais point pour essentiellement inconciliables un communisme "bien compris"et un individualisme "bien compris", j'entends: tels que je les comprends moi-même. Il faut donc que j'explique comment je les comprends. Il est certain que je ne vois point un communisme égalitaire [...ici: douze lignes de d'explications à saveur technique...] Ou, si l'on préfère une autre image, je parlerai du navire Argo, sur lequel je veux croire que personne ne possédait rien en propre et qu'une unique volonté, commune à tous, guidait l'ensemble, mais qui eût été vite à sa perte si chacun y eût assumé le même emploi. \ Et comme je crois, au surplus, que la personnalité ne s'affirme jamais plus qu'en se renonçant, il me paraît que... et que seules peuvent s'inquiéter du communisme les personnalités indécises, ou ceux qui croient ne pouvoir s'affirmer qu'aux dépens d'autrui[171].
De l'ensemble virtuel des phrases qui auraient pu fixer sa pensée concernant le communisme, de tout leur lexique qu'il aurait voulu réécrire, Gide ne consigne, dans cette longue note du Journal, le détail personnel que d'une seule distinction, qu'il dit n'offrir qu'en exemple, mais qui s'avère pour lui directement reliée -c'est-à-dire par un insignifiant "Et comme je crois, au surplus" complété par trois vagues points- à sa foi dans le renoncement. Cette distinction, c'est celle qui sépare et réunit les mots individualisme et communisme. Force nous est de reconnaître la qualité paradoxale de ce couple que Gide tient à réunir, et qu'il confie ultimement à une illustration mythologique.
Sur l'Argo, dit-il, "une unique volonté, commune à tous, guidait l'ensemble, mais qui eût été vite à sa perte si chacun y eût assumé le même emploi". Je ne veux pas moi-même plonger dans ce paradoxe, et je réfère Gide à Russell pour ce qui est de le déplier logiquement; mais je veux remarquer que Gide n'a recours à l'image de l'Argo qu'après avoir tenté de décrire sa distinction à l'aide d'un vocabulaire technique, comme si le paradoxe exigeait après tout cet environnement littéraire que lui procure Gide. Contenu dans son image simple -l'Argo-, ce paradoxe est ce à quoi Gide tient finalement par-dessus tout. Affirmation de sa puissance, preuve d'une capacité de passer outre désormais assez forte pour qu'il laisse derrière lui toutes les définitions personnelles auxquelles il a tenu un moment, le paradoxe s'impose en bout de ligne pour affirmer le seul credo gidien: la personnalité s'affirme en se renonçant.
Ce credo minimum, infinitésimal, c'est la partie de Gide dont Gide ne se défait jamais, c'est ce qui reste constant à travers toutes les nuits de chrysalide[172] qu'il a pu traverser. Peu importe la position qu'il occupe sur le ruban que j'ai décrit, Gide peut toujours se reconnaître dans une telle vérité, une vérité littéraire conservée au-delà du principe de non-contradiction. Comme il l'écrit lui-même:
"C'est au défaut de la logique que je prends conscience de moi[173].
Les seuls mots qui méritent pour Gide d'être marqués de son poinçon intime, ce seront donc ceux qui forment son credo, ceux qui résistent à tous les marchandages, tous les changements de narrateur, de point de vue. Ce sont des mots qui ont appris de Gide l'art de passer outre. Quand plus rien ne tient autour de lui, ou quand il a tout laissé tomber, tout fui, Gide se retrouve seul face à ces formes vides qui le rattachent au monde. Gide minimum, Gide essentiel, irréductible, c'est simplement ce credo qui demeure: "Qui veut sauver sa vie..." C'est: "je sais que je ne tiens à rien", c'est: "je sais que je ne sais rien, pas même que je suis, car je renonce à moi, et j'ai confiance dans ce procédé qui va Nous donner Dieu". Alors, par simple méthode, par vertu, par la seule confiance qu'il leur fait, Gide parle les formes, rythme leur son, Gide prend sa plume et bande sa phrase: c'est Münchhausen qui sort des eaux!
*
Mais Gide n'est pas un saint, et, la plupart du temps, il tient à quelque chose, il adopte un point de vue. Dès qu'il sort de l'eau, dès que les mots s'alignent sur la page, Gide produit du sens, révèle quelque chose. Après avoir passé outre il lui faut donc, nécessairement, faire adhérer à quelque cause son "je renonce" minimal: c'est l'autre rive du paradoxe, celle où l'on voit ceux de l'Argo s'affairer individuellement. De ce côté, la vérité existe, il faut y croire, l'affirmer et la défendre. Comment Gide s'y prend-il pour affirmer avec force et puis passer outre? Il le fait dans le temps. Pendant un paragraphe, pendant une proposition, il affirme, puis il s'éloigne, comme nous l'avons vu à propos des révélations successives de la contemplation sous-marine. En fin de phrase, de paragraphe ou de livre, c'est le poids des mots qui décide de ce qu'on retiendra.
A l'échelle de la phrase, cette adhésion temporaire se manifeste de manière exemplaire par un certain usage que Gide fait de la restriction: il la rajoute en fin de phrase, souvent dans une parenthèse, pour limiter la portée de son affirmation principale. "Du moins", "bien que", "peut-être", le choix des exemples est très vaste, alors prenons une phrase dont l'objet soit aussi l'adhésion:
"Une belle vie, c'est une pensée de la jeunesse réalisée dans l'âge mûr." Peu m'importe du reste que Vigny lui-même n'y ait peut-être point vu toute la signification que j'y mets; cette phrase, je la fais mienne[174].
Dans le "peu m'importe" par quoi Gide commence, il faut voir son passer outre initial qui donne libre champ à l'adhésion sincère qu'il professe ensuite: "je la fais mienne". La restriction, c'est le "peut-être", qui donne la limite de toute communication: peut-être que Vigny lui-même pensait comme Gide, peut-être que non. Gide ne le saura jamais, et cette incertitude trouve toujours une place dans sa phrase. Mais il passe outre, et l'ensemble, il faut en convenir, finit surtout par affirmer que Gide adopte le mot de Vigny.
Conclusion
Toute l'oeuvre de Gide me semble écrite sur ce mode, par masses de vérités et satellites de protection, qui tour à tour changent de signe selon les jours et les années. C'est pour cette raison que j'ai donné à mon travail un mouvement imaginaire, celui d'un supposé "ruban de la pensée". Grâce à cet artifice, j'ai pu décrire différentes positions que Gide adopte lui-même successivement. Prises isolément, ces positions gidiennes existent, je crois, indéniablement, et ma recherche à ce niveau est, tout à fait classiquement, thématique et synchronique: je fais en général comme si les citations utilisées avaient toutes été rédigées le même jour.
Le choix des oeuvres mises à contribution peut paraître très libre, puisque je cite indifféremment le Journal et Si le Grain ne meurt, mais aussi le Narcisse, le Prométhée, les Nourritures, Dostoïevsky... Je crois cependant que cette diversité n'est pas un inconvénient véritable vu l'étroitesse des contextes que j'ai conservés aux motifs étudiés. Et, d'ailleurs, l'unité de cette oeuvre, que Gide voyait complète dès avant que de l'écrire, n'est plus à établir depuis que Philippe Lejeune l'a expliquée par son concept de "l'espace autobiographique".
Pour ce qui est de l'ordonnement que j'ai donné aux différents motifs en substitution du fouillis chronologique où je les ai trouvés, il faut voir qu'il relève d'une démarche plus personnelle et intuitive. La pertinence du lien unissant deux motifs que je donne pour voisins pourrait sans doute être évaluée, cas par cas, à l'aune de systèmes philosophiques éprouvés et relativement extérieurs à Gide comme à moi. Mais je ne dispose pas de la culture philosophique nécessaire, et un tel travail m'aurait, de toute façon, nécessairement détourné de cette vérité qui me rapproche de Gide: tous deux nous préférons, il me semble, voir en premier l'Argo dans ses individus.
Mon travail de synthèse, que j'espère convaincant, est donc surtout postérieur à la recherche thématique. Le risque d'une telle entreprise, j'en suis conscient, a reposé entièrement sur ma capacité de rester fidèle à cette postériorité et de ne pas imposer à Gide celles de mes conceptions antérieures qui lui étaient trop étrangères. Il a fallu bâtir à partir de lui et de moi un système qui ne serve officiellement que lui. Au lecteur d'en juger, d'après les réflexions que ce système a permis de produire.
Annexe: le ruban de la pensée gidienne
CONTEMPLATION ACTION
A: La contemplation jouissive, p.93.
B: "[...] et l'on ne sait par
quoi commencer.", p.22.
C: " Je voulus bien m'occuper
d'eux, mais c'était en avoir pitié.",
p.24.
X: La noblesse, p.36.
D: La reine est morte. Vive le roi!,
p.42.
E: Se forcer pour s'instruire, p.46.
F: L'épreuve d'Ulysse, p.50.
G: "[...] mon bonheur était
d'autant plus grand que ma liberté plus
réduite.", p.60.
H: "La préoccupation. Mot admirable.", p.63.
I: Se préoccuper des autres, p.68.
J: "Je voudrais oublier
tout", p.72.
K: "[...] un insatiable besoin
d'aimer et d'être aimé", p.75.
Bibliographie
Oeuvre d'André Gide
André Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1951, 1378p.
André Gide, Journal 1939-1949, Souvenirs, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, 1280.
André Gide, Romans, Récits et Soties, Oeuvres Lyriques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, 1614p.
André Gide, Dostoïevsky, Paris, Henri Jonquières et Cie éd., coll. L'Intelligence, 1928, 244p.
André Gide, Corydon, Gallimard, coll. Folio, 1924, 149p.
André Gide, Les cahiers et les poésies d'André Walter, Gallimard, 1952, 221p.
Oeuvres critiques et biographiques portant sur Gide
Pierre de Boisdeffre, Vie d'André Gide -tome I: Avant lafondation de la N.R.F., 1869-1909, Paris,Hachette, Cercle du livre de France, 1970, 569p.
Bernard Delvaille, "Chronologie", numéro spécial du Magazine Littéraire, no 306, janvier 1993, pp.16 à 25.
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, coll. Poétique, 1975, p.191.
Claude Martin, Gide, Paris, Seuil, Ecrivains de toujours, 1963, 192p.
Éric Marty, André Gide, Qui êtes-vous?, Lyon, éd. de la Manufacture, 1987, 341p.
Éric Marty, L'Ecriture du jour: le "Journal" d'André Gide, Paris, Seuil, Paris, 1985, 266p.
Éric Marty, "Métaphysique et névrose: Les cahiers d'André Walter", Littérature, no 67, octobre 1987, pp.39 à 52.
Pierre Masson, André Gide: voyage et écriture, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983, 431p.
Maurice Maucuer, Gide: l'indécision passionnée, Paris, Centurion, 1969, 172p.
Jean Schlumberger et alii, Hommage à André Gide, Paris, Gallimard, 1990 (1e éd. 1951), 421p.
Autres oeuvres
Manuel Maria Carrillho, Rhétoriques de la modernité, PUF, L'interrogation philosophique, Paris, 1992, 176p.
Julia Kristeva, Soleil noir, Dépression et mélancolie, Gallimard, 1987,(coll. folio essais 1990).
Paul Valéry, Tel quel II, Gallimard (1943) coll. Idées, 1971.
Table des matières
I- Un schéma pour la pensée 2
II- Le bonheur 6
Etre et paraître heureux 6
Le bonheur à gauche et à droite 11
III-La bonne action 19
Préparer la bonne action 19
Payer le bonheur: mélancolie et immoralisme 19
Honte, pitié et jésuitisme 23
Se soumettre à la décence 26
Se découvrir de la noblesse 36
Vouloir s'éduquer, craindre de s'amollir 43
L'épreuve d'Ulysse, ses enjeux 50
Réduire sa liberté et sa sincérité 60
Se préoccuper 63
Se préoccuper des autres 68
S'enfuir vers soi 72
Gagner un havre dans l'amour, séduire 75
Les naissances du je dans la fissure du monde 83
IV- La contemplation jouissive 93
L'expérience édénique 93
Sortir du paradis, monnayer la vérité 99
Estimer Valéry 102
Marchander la vérité 105
Contempler comme Narcisse, décemment 108
Retrouver la honte 118
V- Le modus vivendi d'une pensée bipolaire:
adhérer et passer outre 120
Conclusion 130
Annexe: le ruban de la pensée gidienne 132
Bibliographie 133
[2] André Gide, Journal 1939-1949,
Souvenirs, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954,
p.200.
Note: cet
ouvrage sera plus loin désigné par J-II.
[3] André Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1951, p.1144.
Note: cet
ouvrage sera plus loin désigné par J-I.
NOTA: dans tout les citations de ce
travail, je souligne et Gide met en italique.
[10] André Gide, Romans, Récits et
Soties, Oeuvres Lyriques, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p.162.
Note: cet ouvrage sera plus loin
désigné par Romans.
[22] Julia Kristeva, Soleil noir,
Dépression et mélancolie, Gallimard,
1987,(coll. folio essais 1990), p.14.
[37] "Maman me versait chaque mois
la pension qu'elle estimait devoir me suffire [...] Elle tenait peu prudent de
mettre à ma libre disposition la fortune qui me revenait de mon père, fortune
dont j'ignorais le montant; et du reste elle gardait de me laisser connaître
que ma majorité m'y donnait droit." Si le grain... p.608.
[40] Selon Bateson, la situation de
double contrainte s'établit dans une communication quand une personne
(l'enfant) reçoit d'une autre personne (la mère) deux ordres contradictoires,
émis selon des modes différents, et chacun étant renforcé par une menace
implicite terrible (la perte de l'amour maternel). Il faut aussi que la victime
n'ait pas la possibilité d'échapper à la situation. Dans un tel cas, l'individu
se voit retirer la possibilité de commenter la situation, c'est-à-dire qu'il ne
peut pas, sous peine de voir les menaces réalisées, arriver à reconnaître le
fossé logique, la différence de classe qui sépare les deux membres de la
contradiction.
La réponse
schizophrénique à cette situation anxiogène sera une fuite: la victime tentera
de formuler une réplique par laquelle elle puisse à la fois s'exprimer
véritablement et
protéger ses arrières. Le plus souvent, cela prendra la forme d'une métaphore,
dont le sens littéral n'engage en rien sa sécurité affective, et dont le sens
littéraire satisfait sa franchise. Pour reprocher un retard à son thérapeute
(geste qu'il ne peut assumer), le malade inventera l'histoire de Sam, qu'il a connu, qui a raté un
navire qui a failli couler... Or ce malade n'arrive pas à savoir que cette
réponse est une image: l'étiquette "image" est justement le genre de commentaire
que son apprentissage lui a enlevé la capacité d'émettre. Semblablement, mais à
l'inverse, le même malade qui verrait au théâtre l'héroïne sur le point de se
faire violer accourrait sur la scène pour lui porter secours. L'identification
des contextes est hors de sa portée.
(Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, vol.2,
Éditions du Seuil, Paris, 1980, 286p.)
[43] Il serait éventuellement possible de continuer à spéculer, à
partir d'une comparaison entre les renseignements biographiques et l'Immoraliste, sur l'hypothèse d'une explication
capable de synthétiser ces deux sortes de responsabilité (l'immoralisme serait
la tentative non plus de contourner la misère, mais de lui tourner dos après
lui avoir fait face), mais sans grand profit pour notre explication des
fondements de l'action dans le Journal.
[51] "[...] Ses mains offertes à la
gelée, à la pluie (car je ne pouvais obtenir que du moins elle mît des gants)
je les voyais s'abîmer de jour en jour davantage, devenir toujours plus
impropres à tous autres travaux que les plus vulgaires, tenir la plume ou le
crayon toujours plus malaisément. [...] A ces abus cruels, ses pauvres mains
délicates eurent vite fait de devenir des choses informes, et que je ne pouvais
voir sans un affreux serrement de coeur. ``Vous avez dû avoir de très jolies
mains'', lui dit le médecin que je l'avais emmenée consulter."
(Et nunc manet in te, in J-II, p.1140.)
[68] cf. "Une flèche dans le coeur
du temps présent", article de Habermas (Critique, #471-472, août-septembre 1986)
portant sur "Un cours inédit de Michel Foucault" (Magazine littéraire, mai 1984) portant sur
"Qu'est-ce que l'Aufklarung?" de Kant.
[102] Selon cette précision tirée de Si
le grain ne meurt
(p.438), Claude Martin fait erreur en accordant onze ans à Gide lors de ce
premier Schaudern, qu'il serait pourtant utile de situer par rapport aux autres
événements du groupe des origines, notamment le renvoi de l'École Alsacienne.
(Claude Martin, op. cit., p.16).
[113] comme c'est précisément le cas dans
l'autobiographie d'Élias Canetti (Élias Canetti, Histoire d'une jeunesse, La
langue sauvée,
Albin Michel, coll, Le Livre de Poche, 1980, pp.59 à 62).
[139] Nietzsche,Le livre du philosophe, 1969, p.181-183, cité par
Manuel Maria Carrillho, Rhétoriques de la modernité, PUF, L'interrogation philosophique,
Paris, 1992, p.119.
[145] "J'expliquais à quel point mon
éducation me rendait sensible à l'exotisme de la misère[...]" Si le
Grain ne meurt, in
J-II, p.475.
[SR1] mains de femme cf. Flaubert, Mme Bov., p.20